La création et le détournement des concepts constituent partie intégrante des stratégies de communication employées par le système libéral dans différents secteurs. En effet, le « concept » n’est pas simplement la description et l’explication d’idées, il est devenu un outil de propagande pour promouvoir des politiques impopulaires et créer un semblant de consensus autour. Examinés en tant qu’outils propagande, les concepts employés dans les discours et la littérature des diverses institutions et organisations sont des éléments révélateurs d’intention, de projets et de stratégies sur lesquels il est important de s’arrêter.
En examinant de près les concepts de « souveraineté alimentaire » et de « sécurité alimentaire » nous mettrons en évidence ce que nous appelons le piège des concepts, car derrière l’amalgame entre les termes de « souveraineté » et « sécurité » et la difficulté d’en distinguer la nuance, se cache une confusion entre deux projets économiques, sociaux, politiques et environnementaux opposés. La clarification des deux concepts nous aidera à mieux distinguer les fondements, les connotations et les perspectives de chacun d’eux.
Pendant nos enquêtes de terrain, nous avons tenté de sonder la compréhension de dizaines de petits et de moyens agriculteurs des termes de sécurité alimentaire et de souveraineté alimentaire. La plupart, voire l’écrasante majorité, ne saisit pas clairement les portées des deux termes et ne parvient pas se positionner par rapport à ces deux perspectives. Parallèlement, la plupart des paysans parviennent simplement, en décrivant leurs situations et ce qu’il conviendrait de faire pour les améliorer, à plaider en faveur de l’un des concepts, celui de souveraineté alimentaire. Leurs témoignages et leurs analyses sont souvent bien plus éloquents que beaucoup d’études scientifiques et académiques.
Cet article a pour objectif de clarifier ces deux concepts et de lever les confusions et les imprécisions qui les entourent. Il s’agit pour nous de lire cette différence de l’angle des petits et des moyens agriculteurs, principaux acteurs de la production d’alimentaire agricole, mais aussi selon le regard des peuples des pays du Sud et du Nord, en tant que bénéficiaires et consommateurs finaux des produits agricoles.
Le concept de sécurité alimentaire : l’aliment comme outil d’hégémonie et d’asservissement
Le concept de sécurité alimentaire est sans conteste le plus employé dans les discours des gouvernements et des différentes institutions internationales. Selon la FAO « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. ». Il s’agit donc de fournir les denrées alimentaires sans s’interroger sur les processus de production et de distribution.
Ce terme est arrivé dans la littérature des institutions internationales pour remplacer celui d’autosuffisance alimentaire apparu dans les années 50 en accompagnement des vagues de libération nationale qui avaient fait de la question de l’autonomie alimentaire une priorité absolue.
Le concept de sécurité alimentaire traite donc de l’abondance des denrées alimentaires à l’échelle mondiale sans aucune considération pour leurs provenances ou les conditions de leur production et commercialisation. L’échelle de production locale est marginalisée en faveur d’une dynamique globale transfrontalière qui exclue le paysan de son rôle d’acteur principal de l’activité et qui offre aux multinationales les rênes du secteur.
Or, si l’existence d’une production locale n’est pas une condition fondamentale pour atteindre la sécurité alimentaire pour chaque pays ou groupe de personnes se nourrisse correctement, quelles sont les solutions prônées par le système libéral pour garantir la disponibilité des denrées sur le marché de l’alimentaire en tout lieu et à tout moment ?
En réalité, la réponse à cette question constitue une entrée en matière pertinente pour saisir les significations du concept de sécurité alimentaire et comprendre ses impacts négatifs sur les peuples des pays du Sud et particulièrement sur les paysans. Car, en l’absence d’une production locale suffisante, s’impose le recours au marché international pour importer ce que l’on produit pas (ou plus). Selon, cette vision du monde, un pays n’est pas tenu de produire ses besoins en aliments tant que le marché de l’importation en permet la disponibilité.
Cette solution miracle peut paraître séduisante, d’autant plus qu’elle s’appuie sur le noble principe de solidarité entre les peuples. Mais en réalité, elle a pour effet de détruire progressivement l’agriculture vivrière au profit de l’agriculture commerciale soumise aux règles du marché international. Les mécanismes et les instruments employés par le système libéral (traités, conventions, accords, prêts…) pour assurer la sécurité alimentaire selon les conditions imposées par le marché ont pour effet direct d’appauvrir les paysans, d’affamer les peuples et de détruire leur souveraineté.
Il faut aussi souligner que le discours sur la sécurité alimentaire est le plus souvent orienté vers les pays du Sud, ceux mêmes dont le processus d’indépendance effective n’est pas accompli et qui continuent à subir jusqu’à présent les répercussions du colonialisme. Ces mêmes pays, endettés et sous-développés souffrent aussi d’une dépendance quasi-totale aux institutions financières internationales, adeptes des prêts conditionnés par des réformes libérales et des mesures d’austérité. Pour les pays du Sud, la question de la production et de la disponibilité des aliments est un enjeu stratégique et urgent. Or, ce discours mettant en avant la sécurité alimentaire et fondé sur la marchandisation des denrées alimentaires les piège dans le cercle vicieux de la dépendance en les empêchant d’être les producteurs de leur propre consommation alimentaire de base.
En arrivant sur le marché international, les denrées alimentaires deviennent des marchandises comme les autres, obéissant à la théorie des avantages comparatifs et soumises à la loi de l’offre et à la demande. Les opérations de production et de distribution ne répondent plus aux conditions d’une activité agricole saine et pérenne, mais à la logique pécuniaire visant à accumuler le profit.
L’introduction des denrées alimentaires sur les marchés boursiers internationaux et la spéculation sur leurs prix, en plus de leur utilisation comme armes de guerre (dans les situations d’embargo économique, pétrole contre la nourriture par exemple), démontrent que l’objectif final de ces politiques n’est plus de nourrir l’humanité mais de faire de l’aliment un instrument d’accumulation de richesses et d’asservissement des peuples qui n’en disposent pas.
Par ailleurs, ces politiques d’importation ont des impacts catastrophiques directs sur les structures de production locales et nationales qui touchent particulièrement les petits et les moyens agriculteurs :
- La destruction des moyens de production locaux et, en conséquence, la paupérisation des petits et moyens agriculteurs ;
- L’entrée de produits agricoles importés sur le marché local conjuguée à la compétitivité réduite de la production locale entraine les agriculteurs locaux vers la faillite et les oblige à s’endette et s’adapter à la logique de marché où à abandonner leurs exploitations et leurs de modes de productions traditionnels ;
- Le remplacement de l’agriculture vivrière par la production de denrées secondaires plus lucratives sur le marché international ;
- Le détournement de l’agriculture nationale de l’objectif de l’autosuffisance vers des modes de production visant l’augmentation des volumes d’exportation sans soucis quant à l’impact environnemental ou à la surexploitation des ressources naturelles ;
- La destruction des réserves de semences autochtones en faveurs des semences commerciales génétiquement modifiées, avec ce qui en résulte comme dépendance aux fournisseurs de semences et de divers intrants ;
- Le prolongement de l’état de dépendance économique par une dépendance alimentaire structurelle envers les marchés mondiaux des denrées alimentaires et des intrants agricoles.
En conclusion, nous pouvons dire que derrière sa connotation apaisante, le concept de sécurité alimentaire renferme de dangereux sophismes et cache une vision du monde agricole peu rassurante. De la destruction de l’agriculture vivrière à l’utilisation de l’alimentation comme arme de guerre, en passant par la généralisation des modes de production intensifs et agressifs, les politiques découlant du concept de sécurité alimentaires ne servent que les intérêts des acteurs du système libéral au dépend des peuples du sud et, particulièrement, de ses paysans.
A travers ses différents bras institutionnels (IFIs et gouvernements), ce système met la main progressivement sur la production agricole mondiale et fait de l’accès à l’alimentation un outil de contrôle des biens, des ressources et des individus. La sécurité alimentaire n’est au final que l’expression de la domination des capitaux et des multinationales sur le marché de l’alimentaire.
Bien que le concept de sécurité alimentaire soit opposé aux intérêts des peuples et à la durabilité des activités agricoles paysannes, il reste en Tunisie indissociable des discours des gouvernements et des diverses organisations nationales (syndicats, associations, partis politiques). Ceci s’explique par l’adhésion de la plupart de ces acteurs aux thèses libérales et le rôle actif qu’ils jouent dans l’implémentation des réformes et autres ajustements structurels dans le secteur.
Le soutien des organisations d’agriculteurs à ces politiques dénote de toute la divergence d’intérêts entre, d’une part, investisseurs en agriculture et grands propriétaires fonciers qui s’accaparent illégitimement la représentation des agriculteurs auprès des décideurs et d’autre part, petits et moyens exploitants, exclus des sphères de décisions, non organisés dans des structures propres et dans l’incapacité de défendre leurs droits et leur activité.
En soulevant le débat sur le sens du concept de sécurité alimentaire, nous mettons en lumière un outil d’hégémonie et de propagande libérale, car il nous paraît primordial que les petits et les moyens agriculteurs puissent appréhender cette dépendance conceptuelle et son impact sur leurs modes de production et sur leurs situations économiques et sociales. Ceci rend impératif la recherche et l’élaboration de concepts alternatifs fidèles aux intérêts et attentes des acteurs principaux de l’agriculture alternative que sont les petits et moyens agriculteurs. La souveraineté alimentaire semble dans ce contexte apporter un angle d’analyse intéressant qui sera l’objet du prochain chapitre.
Le concept de souveraineté alimentaire : pour la souveraineté des paysans et des peuples sur l’aliment.
Le concept de souveraineté alimentaire est apparu en 1996 lors du forum des organisations de la société civile de Rome, organisé par un Comité international de planification autonome d’organisations de la société civile, il a été introduit par la Via Campesina qui prône le droit des peuples à suivre des régimes alimentaires sains et culturellement adaptés à base de denrées alimentaires produites de façon durable, le concept intègre les principes suivants[1] :
- La priorité donnée à l’alimentation des populations
- La valorisation des producteurs d’aliments
- L’établissement de systèmes locaux de production
- Le renforcement du contrôle local[2]
- La construction des savoirs et savoir-faire
- Le travail avec la nature[3]
Bien qu’il soit récent, le concept de souveraineté alimentaire exprime le fond des aspirations paysannes car « [il] a émané des personnes les plus menacées par les processus de consolidation de pouvoir dans les systèmes alimentaires et agricoles : les paysans et paysannes. Plutôt que d’accepter la fatalité historique, ils. elles avancent une proposition pour solutionner les crises multiples auxquelles l’humanité fait face. »[4]. Il englobe l’ensemble des alternatives proposées par les paysans pour contrer les politiques qui entravent leur activité et à exprimer leur propre vision d’un projet agricole futur respectueux de leurs intérêts et ceux des peuples.
Ce concept constitue la marque d’un refus conscient et une tentative de rompre avec les politiques agricoles néo-libérales-et postcoloniales- en énonçant les principes généraux d’un projet agricole alternatif et résistant. Dans ce projet, le cultivateur retrouve sa place d’acteur principal de l’opération de produire les aliments dans l’objectif noble de nourrir les peuples en veillant à la durabilité des ressources, condition essentielle pour réaliser la souveraineté alimentaire.
Malgré leur proximité apparente, les deux concepts renvoient en réalité vers deux significations opposées : alors que la sécurité alimentaire prône l’importation des denrées et octroie un rôle central aux marchés internationaux, la souveraineté alimentaire soutient la production locale et donne aux cultivateurs le droit de contribuer à définir les politiques agricoles et les priorités alimentaires.
Par ailleurs, le concept de sécurité alimentaire plaide en faveur des accords de libre-échange et incite à les multiplier, faisant profiter les opérateurs les multinationales du marché de l’alimentaire des exonérations des taxes de douane et diverses autres incitations. Alors que celui de souveraineté alimentaire, en plus de prioriser les producteurs locaux, revendique la nécessité de lier les prix des denrées aux coûts de leur production afin de garantir aux cultivateurs un niveau de vie digne et de pérenniser leurs modes de production.
Le concept de sécurité alimentaire s’insère dans une logique commerciale de rentabilité, à travers cela, il tend à monopoliser et à surexploiter les ressources naturelles telles que l’eau ou les semences. En opposition, la souveraineté alimentaire fait obstacle aux politiques de spéculation et considère que seuls les paysans et les petits et moyens cultivateurs devraient disposer du droit d’accès à ces ressources, c’est-à-dire les véritables producteurs de nourriture et non les investisseurs et autres opérateurs du marché mondial de l’agroalimentaire.
Conclusion
En Tunisie comme dans le reste du monde, le futur de l’agriculture oscille entre deux projets opposés, l’un s’appuyant sur le concept de sécurité alimentaire, centré sur le profit et rassemblant multinationales, Etats colonialistes et Institutions Financières internationales ; l’autre prônant le concept de souveraineté alimentaire et portant un projet agricole humaniste et durable qui représente des milliers de petits et moyens agriculteurs et l’espoir qu’ils portent d’une alimentation digne pour tous.
L’opposition entre les deux visions étant difficilement perceptible par le grand public, nous avons tenu à présenter cet examen terminologique en amont de toute autre publication de l’étude afin d’indiquer l’angle adopté lors de l’enquête et dans les analyses, celui d’un diagnostic au regard du concept de souveraineté alimentaire qui plaide en faveur du droit des peuples à une nourriture saine, abordable, adaptée et non conditionnée.
Dans la série de publication pour laquelle cet article fait office de préambule, nos observations et nos commentaires feront donc appel à ce concept et à ses principes afin d’analyser la situation agricole en Tunisie et l’envisager selon une vision alternative à celle sécuritaire adoptée par l’Etat tunisien.
Nous voudrions également souligner qu’à travers l’examen des concepts opposés de sécurité alimentaire et de souveraineté alimentaire, notre objectif était aussi de mettre en lumière leurs fondements respectifs et leurs répercussions directes et indirectes. Cela nous permet de mieux comprendre les enjeux liés aux politiques agricoles et aux modes de production, de distribution et de consommation afin de cibler nos terrains d’investigations, les produits sur lesquels nous concentrerons nos observations et les problématiques que nous aborderons.
par: Le Groupe de Travail pour la Souveraineté Alimentaire
[1]http://www.eurovia.org/wp-content/uploads/2018/02/FR-FoodSov-A5-rev1.pdf
[2] La souveraineté alimentaire place la gestion des territoires, des terres, des pâturages, de l’eau, des semences, du bétail et des ressources halieutiques dans les mains des producteurs locaux et respectent leurs droits.
[3]La souveraineté alimentaire utilise les apports de l’environnement selon des pratiques de cultures et de production agro-écologiques diversifiées et faibles consommatrices d’intrants, qui optimisent les apports des écosystèmes, améliore la résilience et l’adaptation, particulièrement face au changement climatique.
[4]http://www.eurovia.org/wp-content/uploads/2018/02/FR-FoodSov-A5-rev1.pdf