La culture de l’olivier, véritable colonne vertébrale de l’agriculture tunisienne, progresse à un rythme exponentiel. Au début du XIXe siècle, le pays aurait compté environ 11 millions d’oliviers. Le nombre d’oliviers a plus que doublé entre 1956 et 2016, si bien que la Tunisie en compte aujourd’hui 65 millions. De nos jours, la culture de l’olivier emploie quelque 60 % des agriculteur·rices tunisien·nes, et occupe un tiers de l’ensemble des terres agricoles du pays (1,7 million d’hectares).
La Tunisie est considérée comme l’un des principaux pays producteurs d’olives du bassin méditerranéen, et ses capacités de production d’olives sont reconnues dans le monde entier. La Tunisie est le troisième producteur mondial d’huile d’olive ; le secteur de l’olive y est considéré comme une « réussite agricole ». Cette réputation, associée à un climat favorable, pousse la Tunisie à continuer de renforcer sa production d’olives pour répondre à la hausse de la demande mondiale. L’olive étant une exportation fiable et de premier ordre, sa culture et sa production sont sources de devises pour le pays, ce qui explique pourquoi la classe politique tunisienne soutient et encourage ce secteur. Toutefois, les appels incessants des autorités à consolider la production d’olives s’inscrivent dans une continuité temporelle : celle de l’héritage colonial du pays, qui a façonné une dépendance sociale, culturelle et surtout économique.
Après l’indépendance, la perpétuation d’un colonialisme alimenté par une culture de rente
Le modèle productif actuel perpétue celui qu’avait instauré le système colonial : la monoculture tournée vers l’exportation, au détriment de la population tunisienne et de l’environnement. Sous l’administration coloniale, Paul Board, directeur colonial du département d’Agriculture, contribua à entériner la pratique de la monoculture. Les rapports circonstanciés de Board sur le potentiel lucratif de la production d’olive lui valurent de recevoir l’appui juridique et politique de l’administration, qui voyait dans la monoculture le triomphe de la science et de la technologie françaises sur des territoires et des personnes prétendument sauvages. L’olive allait ainsi servir de prototype en Tunisie.
Suite à l’indépendance de la Tunisie en 1956, les politiques agricoles coloniales restèrent fondamentalement inchangées. Les autorités de la Tunisie indépendante s’appuyèrent sur la production d’olives tournée vers l’exportation pour redresser la balance commerciale et les finances publiques du pays. L’État octroya des concessions et encouragea les petit·es et moyen·nes agriculteur·rices à poursuivre la culture de l’olivier. En vue d’accroître la production, l’État contribua fortement à intensifier la culture de l’olivier en recultivant les terres reprises aux colons, sans véritablement chercher à diversifier les cultures.
Actuellement, la production et la culture de l’olivier continuent de se faire au titre d’une politique d’« agriculture spécialisée », qui a fait de l’olive la culture principale, voire exclusive, du pays, notamment dans les régions centrale et méridionale. De ce fait, le secteur de l’olive a affiné et développé ses capacités de production et accru le rythme des exportations, d’où une contribution grandissante aux finances de l’État. Les chiffres montrent que l’export est le principal débouché de la production d’olives. Pour la saison 2017-2018, plus de 60 % de la production a ainsi été exportée. Quant à la saison 2018-2019, le volume des exportations a dépassé la production totale d’olives (une partie des quantités stockées la saison précédente, 30 000 tonnes, est venue se rajouter aux chiffres des exportations).
Cette stratégie agricole a certes dopé les exportations bilatérales et les rentrées d’argent, mais elle soulève un certain nombre de problèmes, parmi lesquels ses conséquences écologiques et ses répercussions sur le système de sécurité alimentaire du pays. Elle pose en outre la question de la souveraineté alimentaire de la Tunisie. D’autres cultures, telles que le blé et l’orge, ont ainsi été abandonnées au profit de l’olivier, en raison de son fort potentiel à l’exportation. (La culture de l’olivier couvre une superficie estimée à 1,7 million d’hectares, contre 1,127 million d’hectares pour le blé et l’orge.) L’insuffisance des capacités de production et des moyens d’approvisionnement est régulièrement invoquée pour justifier l’abandon d’autres formes d’agriculture.
Conséquence de la monoculture : « d’origine tunisienne, mais pas pour les Tunisien·nes »
Le secteur tunisien de l’olive donne tacitement aux exportations le rôle central dans sa stratégie : elles dépassent largement les chiffres de la consommation nationale. Bien que la Tunisie figure dans le top 3 mondial des producteurs d’huile d’olive, la consommation de ce produit chez les Tunisien·nes est sur le déclin en raison de son coût élevé. Cette faible consommation a entraîné l’essor des importations d’autres huiles végétales, telles que l’huile de palme et l’huile de soja, qui servent de substitut. L’écart entre la consommation d’huile d’olive et celle des autres huiles végétales en Tunisie est révélateur des conséquences de l’orientation stratégique donnée à la production alimentaire. En cherchant à accroître la production d’huile d’olive destinée à l’exportation et à réduire systématiquement sa consommation nationale, en la remplaçant par des substituts moins nutritifs, l’État prive la population de son droit naturel à consommer ce qu’elle a elle-même produit.
À force de présenter le secteur de l’olive comme un pilier de l’économie tunisienne, on en oublie que cette forme de monoculture a concrètement anéanti une pluralité d’activités agricoles. Malgré le rôle majeur que joue la Tunisie dans la production d’huile d’olive, le pays a perdu le contrôle de ce qu’il produit. C’est là un nouvel exemple de l’importance d’œuvrer à l’instauration du droit à la souveraineté alimentaire, en vertu de quoi les besoins nationaux d’un pays doivent toujours être la priorité. De nos jours, l’huile d’olive a disparu du quotidien de la population : elle n’est plus qu’un produit destiné à une consommation extérieure en contrepartie de rentrées financières, comme le voulaient les autorités coloniales.
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Cet article est basé sur un rapport détaillé sur la souveraineté alimentaire publié en juin 2019. Ecrit par le Groupe de Travail sur la Souveraineté Alimentaire (GTSA), Tunisie, il a été édité et/ou traduit par Sara Razai, puis traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier.