La Révolution verte contre l’Afrique ?



OCT 14/2020 JAYATI GHOSH

NEW DELHI – Le comité Nobel a attribué cette année le Prix Nobel de la paix au Programme alimentaire mondial de l’ONU en déclarant qu’il veut « tourner le regard du monde vers les millions de personnes qui souffrent de la faim ou en sont menacées « . La faim bat aujourd’hui tous les records, et cela tient essentiellement aux dysfonctionnements du systéme alimentaire mondial.

Même avant la pandémie, quelques deux milliards de personnes dans le monde souffraient de sous-alimentation, et près de 750 millions étaient en situation d’insécurité alimentaire grave. La crise sanitaire et économique qui a éclaté en 2020 a aggravé la situation, en partie à cause de son impact sur l’approvisionnement alimentaire, mais plus encore, en raison des inégalités croissantes et du nombre de personnes vulnérables qui ont perdu leur gagne-pain.

On aurait pu éviter cette situation et il est encore temps d’agir. Parmi les objectifs de développement durable de l’ONU figure l’éradication de la faim d’ici 2030. Cet objectif est réaliste : le monde produit suffisamment de nourriture pour répondre aux besoins nutritionnels de base de tous les habitants de la planète. Mais le système alimentaire mondial fonctionnait déjà mal bien avant la pandémie. Une grande partie de la production agricole n’a pas de caractère durable, la nourriture et les revenus sont si inégalement répartis que des milliards de personnes n’ont pas accès à une alimentation saine et équilibrée. Les multinationales du secteur agroalimentaire mènent une politique de production et de distribution au détriment des petits agriculteurs et des consommateurs finaux.

Les inégalités d’accès à la nourriture sont évidentes, que ce soit entre pays différents ou au sein d’un même pays, tandis que le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement alimentaire laisse fréquemment à désirer. Trop souvent, les produits bruts d’une région sont envoyés dans le monde entier pour être traités avec des conservateurs chimiques, puis renvoyés dans leur lieu d’origine ou à proximité pour y être consommés.

L’échec de l’éradication de la faim dans le monde tient à plusieurs raisons, notamment à un mauvais diagnostic de la part des décideurs politiques. Plutôt que favoriser en priorité une production alimentaire durable (plus locale et diversifiée) et une distribution équitable, ils cherchent à augmenter la productivité de l’agriculture et à améliorer « l’efficacité » des chaînes d’approvisionnement en réduisant les coûts. Cela conduit à accorder trop d’attention aux rendements, et pas assez au contexte agro-écologique et aux besoins nutritionnels locaux, et à encourager fortement le recours aux produits chimiques dans l’agriculture.

C’est le cas de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA, Alliance for a Green Revolution in Africa), créée en 2006 par la Fondation Bill & Melinda Gates et la Fondation Rockefeller. L’Alliance vise à augmenter les rendements en encourageant la monoculture et le recours à des semences commerciales à haut rendement, aux engrais artificiels et aux pesticides chimiques. Il est surprenant de constater que les partisans de cette stratégie semblent largement ignorer qu’elle a donné des résultats au mieux mitigés à moyen terme et qu’elle a souvent suscité des problèmes écologiques dans de nombreux pays asiatiques en développement.

L’AGRA voulait initialement doubler d’ici 2020 les revenus de 20 millions de petits agriculteurs africains et réduire de moitié l’insécurité alimentaire dans une vingtaine 20 pays en améliorant la productivité. Elle a ensuite adopté un objectif plus ambitieux : doubler d’ici 2020 les rendements et les revenus de 30 millions d’agriculteurs. Mais à l’approche de la date butoir, l’Alliance a changé de cap et promet maintenant, beaucoup plus modestement, d’augmenter d’ici 2021 les revenus (sans préciser de combien) et d’améliorer la sécurité alimentaire de 30 millions de petits exploitants agricoles dans 11 pays africains. Dans une réponse récente aux critiques dont elle fait l’objet, l’AGRA s’est montrée encore plus circonspecte, affirmant que son objectif est de ne toucher directement que neuf millions d’agriculteurs et les 21 millions restant indirectement (ce que cela recouvre n’est pas très clair).

Malgré la réduction de ses objectifs, l’Alliance n’a pas fourni de données concernant ses progrès. Il n’existe donc aucune estimation fiable de l’augmentation des rendements, des revenus nets et de la sécurité alimentaire des agriculteurs. Dans une étude récente basée sur des données nationales concernant la production, les rendements et les superficies récoltées pour les principales cultures vivrières dans les 13 principaux pays où l’AGRA est présente, des chercheurs indépendants parviennent à des conclusions inquiétantes : il existe peu d’éléments montrant une augmentation significative des revenus des petits producteurs ou de la sécurité alimentaire ; par contre, le nombre de personnes souffrant de la faim a augmenté de 30% dans les pays où intervient l’AGRA. Cette dernière qualifie cette analyse de « profondément erronée« , mais sans fournir de chiffres pour la contrer.

En ce qui concerne la productivité, l’étude révèle que les rendements des cultures de base des pays où agit l’Alliance n’ont augmenté que de 1,5% par an en moyenne au cours de ses 12 premières années de fonctionnement – pratiquement le même taux que pendant les 12 années précédant sa création. La croissance de la productivité a diminué dans 8 des 13 pays où elle intervient ; dans 3 d’entre eux, les rendements ont baissé. Même dans les pays où la production d’aliments de base a considérablement augmenté (en Zambie par exemple où la production de maïs a plus que doublé, principalement en raison d’une augmentation des superficies ensemencées), la pauvreté et la faim chez les petits producteurs sont restées à un niveau très élevé.

Par ailleurs, le rapport montre que les pays dans lesquels intervient l’AGRA pâtissent tout autant que les autres des inconvénients liés aux pratiques de la Révolution verte. Les agriculteurs se sont détournés des cultures traditionnelles, nutritives et adaptées au climat comme le sorgho et le millet, au profit du maïs « à haut rendement ». Cela oblige les agriculteurs à acheter des semences plus chères, et souvent à s’endetter pour cela. La monoculture et l’utilisation massive de produits chimiques (tels que les engrais à base de pétrole) ont entraîné l’acidification des sols et d’autres problèmes écologiques qui affecteront les cultures futures. Réduisant la production de légumes racines de base comme le manioc et la patate douce, la monoculture diminue la variété de l’alimentation et sa richesse nutritive.

Comme l’a fait valoirJomo Kwame Sundaram, la politique mise en œuvre par la Révolution verte est fondamentalement erronée, car elle ne considère la nutrition qu’en termes de consommation totale de calories, sans prendre en compte la valeur nutritionnelle supérieure d’une alimentation variée – ce qui suppose de cultiver un ensemble de plantes adaptées au lieu et au climat. La course effrénée aux soi-disant « nouvelles » pratiques exclut cela.

La pandémie et le réchauffement climatique auraient dû nous enseigner l’importance de la résilience. Malheureusement, aussi bien intentionnées soient-elles, les mesures visant à augmenter la sécurité alimentaire en Afrique et ailleurs entraînent une plus grande dépendance des petits paysans à l’égard des multinationales de l’agroalimentaire. Elles ne permettent pas d’augmenter leurs revenus et fragilisent leur production.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

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