Politiques agricoles et souveraineté alimentaire.
Etat des lieux
(Résumé)
Malgré l’évidence et l’universalité du droit humain fondamental à l’alimentation, force est de constater qu’il existe un système mondial de domination contrôlant les systèmes de production et de distribution des aliments et assignant les peuples à ses intérêts et desseins. A la tête de ce système, des institutions financières internationales, des puissances économiques et des multinationales, agissant à travers des réseaux affairistes locaux soutenus par des Etats dépendants.
Dans cette logique mondiale, se dessinent les orientations principales de l’économie tunisienne, particulièrement celles du secteur agricole producteur de denrées alimentaires. Ce secteur vital connaît en Tunisie des transformations structurelles détruisant ses fonctions humaines, sociales et environnementales. Ceci en forçant sa mutation d’une source de denrées alimentaires pour la population vers une source d’accumulation de profits, vers un terrain libre pour la spéculation, l’accaparement et la destruction de l’environnement.
C’est au cœur de cette conjoncture mondiale et locale complexe que s’est placée l’étude « Politiques agricoles et souveraineté alimentaire. Etat des lieux », avec pour défi de croiser la théorie et la pratique. Ce travail a été réalisé par le Groupe de Travail pour la Souveraineté Alimentaire entre janvier 2018 et avril 2019. Il s’agit d’un groupe de chercheurs/militants s’intéressant aux politiques publiques agricoles et à leurs impacts sur les systèmes de production et, par conséquent, sur la paysannerie. Le GTSA s’est constitué fin 2017 suite à des expériences diversifiées, allant du suivi des politiques publiques et leurs impacts sur la société, à l’observation et le soutien des mouvements sociaux luttant pour leurs droits.
A travers le triptyque « Agriculture – Aliment – Souveraineté », l’étude tente de mettre en lumière les principales caractéristiques des politiques agricoles tunisiennes en les soumettant à l’analyse et la critique. Le concept de « souveraineté alimentaire » devient alors une grille de lecture et un instrument aidant à décomposer et comprendre la situation de l’agriculture tunisienne, marquée par le caractère dépendant et périphérique de l’ensemble du système économique tunisien. Ce concept de souveraineté alimentaire est né en Amérique Latine, dans des univers culturels et des conjonctures économiques différentes[1]. Le groupe a essayé, tout au long de l’étude, de le ramener à la réalité tunisienne et non de l’y imposer.
L’étude a essayé de construire et d’alimenter une dialectique objective et positive entre la réalité du monde agricole tunisien et le concept de souveraineté alimentaire, en étudiant des filières de production essentielles dans la structuration de la carte agricole (agrumes, olives et dattes), réparties dans zones géographiques dont les structures sociales, économiques et culturelles sont différentes, à savoir Kébili, Sidi Bouzid, Béja et le Cap Bon.
Thèmes de l’étude : l’agriculture tunisienne et les mécanismes d’appauvrissement, de marginalisation et de dépendance.
L’étude débute par une question centrale qui introduit l’ensemble des chapitres : pourquoi parlons-nous de «souveraineté alimentaire » et non pas de « sécurité alimentaire » ? Car le discours sur la « sécurité » est largement dominant, il est en effet promu par le marché mondial de l’alimentaire et appuyé à la fois par les institutions financières internationales, les multinationales, les Etats dominants et aussi par les Etats soumis, tels que l’Etat Tunisien. Ce recadrage théorique permet d’étudier les effets des politiques adossées au concept de « sécurité alimentaire » sur l’agriculture tunisienne et les paysans tunisien et le rôle qu’a joué ce concept dans l’assignation des systèmes de production et la perversion des systèmes de distribution de façon à servir la logique de commercialisation de l’aliment et sa transformation en un produit de spéculation mondiale.
Le premier chapitre se focalise sur les effets destructeurs du concept de « sécurité alimentaire » et des politiques qui en découlent sur la gestion des ressources hydriques et des risques climatiques. Il fait le bilan de l’encouragement aveugle de la production destinée à l’exportation (essentiellement vers l’Union Européenne), sans prise en considération des impératifs alimentaires locaux et de la durabilité des ressources hydriques. Le stress hydrique largement diagnostiqué en Tunisie est mis en perspective à travers la notion « d’eau virtuelle ». L’étude met en évidence la gestion irrationnelle des ressources et l’encouragement suicidaire des monocultures produisant pour l’exportation soutenues pour leurs soi-disant bénéfices en devises. Le mythe de « l’exportation » est déconstruit par la mise en évidence de la non-rentabilité, du déséquilibre croissant de la balance alimentaire et de l’augmentation de la dépendance, auxquels s’ajoutent des effets désastreux sur la force de production principale : la paysannerie.
Dans le même chapitre, l’examen a porté sur les politiques publiques en matière de changement climatique priorisant l’atténuation des émanations tunisiennes de CO2 sur le soutien des efforts d’adaptation aux effets du changement climatique et la transition vers des modes de production pérennes. Un choix fortement critiqué dans cette étude au regard des risques climatiques graves encourus par la paysannerie, le secteur agricole et le milieu rural avec des risques conséquents sur l’accès à l’aliment et la souveraineté.
Les mécanismes d’accumulation des profits sont aussi fortement liés aux stratégies de gestion du patrimoine foncier agricole appartenant à l’Etat : les terres domaniales. Dans le deuxième chapitre, l’étude se penche sur l’investissement agricole privé tunisien et étranger dans les domaines agricoles publics. Et présente le bilan de la privatisation progressive des terres domaniales, enclenchée dès les années 70 suite à l’avortement de la politique des coopératives. Deux domaines : « Itizez 2 » et « Itizez 3 », situé dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, ont été sélectionnés pour illustrer le bilan de la privatisation agricole à travers les Société de Mise en Valeur et de Développement Agricole (SMVDA) et les impacts économiques, sociaux et environnementaux de cette politique. Conjuguée à la politique d’encouragement des exportations, la privatisation agricole a abouti à l’adoption du mode de production en monoculture des denrées exportables sur les terres domaniales, un mode dont les risques sont très élevés et la durabilité illusoire.
Le troisième chapitre s’attarde sur le changement des modes de production et la spécialisation de l’agriculture et étudie leurs impacts sur la paysannerie, les ressources naturelles et l’environnement. Les enjeux relatifs à l’agriculture irriguée sont d’abord mis en évidence ; ils se rapportent à la gestion des périmètres irrigués dont la superficie est très limitée, la rentabilité importante et l’équipement et la maintenance coûteux. L’étude met en évidence les phénomènes d’accaparement de ces moyens de production par l’agriculture rentière produisant pour le marché international, aux dépens de l’agriculture vivrière produisant pour la consommation locale.
Ensuite, focus sur deux produits phares de la monoculture tunisienne : les dattes Deglet Nour et l’huile d’olive, pour démontrer les effets néfastes de ces modes de production sur la diversité de l’activité agricole et sa résilience, ainsi que sur la paysannerie et ses ressources. Le lien entre l’encouragement des monocultures et la marginalisation de la paysannerie est retracé depuis la colonisation pour démontrer le caractère extractiviste de ce mode de production qui continue d’être encouragé soixante ans après l’indépendance.
La conséquence de l’orientation de la production vers les marchés étrangers se lit dans le prolongement des politiques agricoles coloniales, mais aussi dans la dépendance alimentaire et la soumission aux marchés internationaux. Au niveau de la consommation intérieure en revanche, ces deux produits ne cessent de voir leurs prix augmenter, les éliminant progressivement du régime alimentaire local.
Enfin, le quatrième chapitre aborde les structures agricoles et la question de l’auto-organisation des petits et moyens agriculteurs et revient sur le modèle des Sociétés Mutuelles de Services Agricoles (SMSA) pour s’arrêter sur ses dysfonctionnements structurels et sur les difficultés financières et de gestion auxquelles ces structures font face. Restées à la marge d’un système libéralisé, les expériences appartenant au champ de l’économie solidaire telles que les SMSA et les UCPA ont dépéri. Ces dernières, les Unités Coopératives de Production Agricoles, sont aussi abordées dans ce chapitre. Le recul aidant, l’étude propose une relecture de l’expérience coopérativiste, en la replaçant son contexte économique, social et culturel, en revenant sur son caractère forcé et en tentant de dépasser l’image négative restée dans la mémoire collective à propos du travail coopératif en général. Ce chapitre sur les structures agricoles s’inscrit dans la réflexion autour de la question de l’organisation des petits et moyens agriculteurs, enjeu majeur de la paysannerie qui, malgré sa contribution majoritaire dans la production, se voit écartée de la répartition de la plus-value.
La méthodologie
Les règles de l’épistémologie veulent que le sujet impose la méthode. Et c’est, à peu près, ce à quoi s’en est tenu le GTSA en adaptant la méthodologie à la nature des sujets traités. Aborder la souveraineté alimentaire en Tunisie implique un intérêt pour un ensemble de problématiques diverses et enchevêtrées. Le champ d’étude – le monde agricole tunisien –, n’en est que plus vaste et complexe. Pour l’explorer, il est nécessaire de puiser dans des champs disciplinaires variés tels que l’histoire, la géographie, la sociologie ou encore les sciences de la vie, de la terre et de l’environnement.
Les ouvrages, les productions académiques et les documents techniques et institutionnels ne sauraient toutefois suffire à bien appréhender la réalité du secteur. Le travail de terrain occupe donc une place centrale dans l’approche du GTSA, car il permet de dépasser les paradigmes et les préjugés et de rattacher les réflexions aux expériences vécues et aux situations observées. Il est déterminant dans la mesure où ce travail cherche à adopter le point de vue de la paysannerie dans l’analyse de la situation du secteur.
Il prend de ce fait plusieurs formes :
- l’enquête (entrevues et questionnaires adressés aux acteurs) permet de mesurer les impacts des choix politiques sur les petits et moyens agriculteurs ;
- les forums locaux qui permettent de mettre à l’épreuve les thèses construites à partir de l’état de l’art, de l’observation et de l’enquête en les soumettant au débat avec les paysans ;
- l’action militante directe en soutien aux luttes paysannes qui permet de mieux appréhender les mécanismes de dépossessions et les obstacles à l’émancipation de la paysannerie.
Cette immersion dans le monde agricole a aidé à « tunisifier » le concept de souveraineté alimentaire, c’est-à-dire lui donner consistance à partir de la réalité tunisienne, et à pousser la dialectique théorie/pratique vers une meilleure compréhension du système de production local et des mécanismes qui y opèrent.
La souveraineté alimentaire, un projet agricole et social alternatif et national
L’objectif premier de ce travail est de décomposer les systèmes de domination, de marginalisation et d’aliénation opérant dans le monde agricole, mais il vise aussi à construire une compréhension commune et une conscience partagée des mécanismes de dépendance alimentaire et de ses dimensions politiques, économiques, culturelles et environnementales.
Au contact des petits et moyens agriculteurs et des luttes paysannes appelant à la refonte des politiques agricoles, le GTSA rejoint les dynamiques d’action pour le changement et apporte sa modeste contribution dans la formulation d’une vision alternative pour l’agriculture tunisienne, devenue nécessaire pour aider la paysannerie et le monde rural à s’auto-organiser et voir clairement ses intérêts afin de les défendre.
C’est en s’engageant dans cette voie que le GTSA a opté pour
une démarche de recherche-action visant à mettre en place les fondements d’un
projet agricole juste, durable et solidaire, radicalement opposé à la logique
extractiviste et rentière dominant aujourd’hui le monde agricole tunisien.
[1] – Il a été forgé par le mouvement « La Via Campesina » en 1996 à l’occasion du Sommet Mondial de l’Aliment organisé par la La FAO