La paysannerie dans le modèle tunisien
La Tunisie se caractérise par un territoire au développement très déséquilibré, un climat aride à semi-aride et une fragilité extrême aux aléas climatiques. Sa population est concentrée à 70% dans les agglomérations urbaines côtières, résultat de vagues successives de migration interne relocalisant les paysans dans les quartiers populaires périphériques. Mais l’agriculture continue à être l’activité principale dans les trois quarts du pays, malgré des conditions naturelles et économiques désavantageuses.
L’Etat moderne s’était construit dans les années 60 sur une base socialiste, privilégiant le recrutement dans la fonction publique, le coopérativisme dirigiste dans l’agriculture et le commerce et le monopole dans les domaines considérés souverains. De ce modèle, persiste aujourd’hui une forte culture nationale de l’Etat comme agent économique et social, malgré sa défaillance totale dans les faits. Car le virage libéral opéré dans les années 70 ; sous l’impulsion de la Banque Mondiale et la pression du FMI, a réduit drastiquement son rôle, ses moyens et sa marge de manœuvre.
Le modèle de développement est tourné aujourd’hui vers le libre-échange dans le giron de l’UE. Il s’appuie sur les secteurs présentant le plus d’avantages comparatifs au regard du marché mondial, c’est-à-dire : l’extractivisme particulièrement le phosphate, l’industrie chimique, le tourisme de masse, les services bas de gamme, l’industrie à faible valeur ajoutée et, bien sûr, l’agriculture intensive. Mais l’activité économique formelle (officielle), ne constitue à peine que la moitié de l’activité économique réelle. Dans certaines régions, l’informel domine largement et celui-ci est d’avantage tourné vers le marché intérieur et les marchés voisins (Algérie, Libye).
Depuis les années soixante et de façon systémique, une ponction de la valeur ajoutée est réalisée au niveau du monde rural pour être transférée vers les agglomérations urbaines de la côte. Car les ressources et les produits extraits des régions intérieures sont largement sous valorisés sur les sites de production, ensuite l’intermédiation, la spéculation, les cartels font le marché et revalorisent à leur guise. Cela vaut pour les produits de l’extractivisme comme pour les produits agricoles.
Il faut aussi rappeler que pour multiplier sa capacité d’emploi, l’Etat tunisien a misé, dès l’indépendance, sur une politique de bas salaires et a compensé en fixant les prix des produits alimentaires de base (céréales, lait, œufs…) et en exerçant un monopole sur leur distribution, sous prétexte de subvention. Une autre façon de réaliser une ponction du rural vers l’urbain.
L’effet direct sur la paysannerie a été l’abandon de l’agriculture vivrière, devenue non rentable et dénigrée par le discours officiel. Car l’héritage colonial sert de modèle à la modernisation et les mots d’ordre sont : monoculture intensive, importation et exportation… Au moment de la libéralisation, les bas salaires sont devenus un avantage comparatif « précieux » pour attirer l’investissement étranger.
D’autres faits ont contribué à appauvrir la paysannerie tunisienne tels que l’accaparement des ressources (terre, eau, semences…) successivement par la colonisation, l’Etat et les rentiers ; la destruction de l’agro-pastoralisme ; la faiblesse de l’investissement public dans le milieu rural, l’introduction de l’investissement privé… Le fait aujourd’hui est que le monde rural tunisien souffre à la fois d’une pauvreté extrême et d’un modèle économique fortement injuste, auquel se sont greffés toutes sortes d’intermédiaires, de spéculateurs, de rentiers pompant la valeur ajoutée et accumulant les bénéfices, avec l’appui de l’Etat.
Crise alimentaire du COVID-19, aspects provoqués et aspects occultés
Le virus a atteint la Tunisie le 9 mars, ce qui coïncide avec la période du Hssoum, dix jours venteux précédant l’arrivée du printemps, une période déterminante dans le cycle agricole tunisien[1]. A cette période de l’année, on s’active dans les oasis pour l’inséminer des dattiers, les céréaliers préparent leurs campagnes et les producteurs de légumes plantent ou récoltent en fonction des régions, les produits saisonniers : carottes, navets, artichauts, poivrons, piments, poireaux, petits-poids… C’est aussi la saison de la transhumance du printemps pour ceux qui pratiquent l’agro-pastoralisme.
Le confinement général a été décrété le 20 mars avec un ensemble de mesures qui ont provoqué un début de crise alimentaire. Celle-ci s’est tout d’abord manifestée, par une pénurie sévère touchant les denrées alimentaires de première nécessité, particulièrement les produits dérivés du blé constituant la base de l’alimentation locale (semoule, pâtes, farine), mais aussi les composés alimentaires destinés au bétail et subventionnés par l’Etat. Le point commun entre ces deux sous-secteurs : ils sont tous deux organisés dans des systèmes de monopoles restreints achat/transformation/vente protégés et subventionnés par l’Etat[2]. Alors que la demande explose et que l’on se demande où est passée la récolte exceptionnelle de la campagne précédente, les spéculateurs se remplissent les poches sans vergogne.
Ensuite, pour mettre en œuvre le confinement dans le monde rural, le gouvernement s’est empressé de fermer totalement les commerces d’intrants, les services agricoles et partiellement les marchés de gros (ouverts 3 jours par semaine). Ce faisant, il a asphyxié la paysannerie alors en pleine production ou préparation de campagne et a perturbé la distribution provocant un goulot au niveau des marchés de gros avec un effet double : la chute des prix au niveau des producteurs et une augmentation des prix au niveau des consommateurs[3].
Pour finir, il a fortement restreint la liberté de circulation des paysans et de tous les acteurs de la production, en la soumettant à une autorisation du ministère de l’intérieur à se procurer notamment par l’intermédiaire de l’Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche[4]. Cette décision a touché de plein fouet les pêcheurs et les éleveurs, mais aussi les agriculteurs qui se sont retrouvés dans l’incapacité de réaliser les travaux de saison.
La conjoncture est par ailleurs très défavorable pour les petits et moyens agriculteurs ayant investi dans les produits destinés à l’exportation. Ils ne disposent pas de moyens de stockage et sont contraints de vendre aux plus bas prix. Les producteurs de fraises et d’artichauts sont les plus touchés, car ils payent les frais d’une bonne récolte de l’autre côté de la méditerranée, en plus des restrictions à l’exportation dues à la pandémie[5].
Dans les villes, l’ensemble de l’économie informelle est à l’arrêt depuis le confinement : commerces à différentes échelles du transfrontalier au vendeur de sachets au souk hebdomadaire. en passant par les cafés et les gargotes, services à la personne, aux communautés (les femmes de ménages, coursiers, coiffeuses, hammams…), artisans et recycleurs, le transport, l’ensemble du monde de la nuit, les crèches et les garderies, etc. Cela fait une masse importante de la population active qui se retrouve au chômage et un nombre très élevés de ménages sans revenus, les dépenses alimentaires deviennent une charge insoutenable. Beaucoup de familles ayant flairé la crise, sont rentrées dans leurs villages d’origine pour s’assurer un minimum de sécurité alimentaire. Pour les autres, c’est la solidarité qui permet la survie.
Dans les conditions actuelles du confinement, l’ensemble des ménages vivants des activités économiques informelles et du travail informel ou précaire est menacé de faim, alors que la paysannerie fait face à des problèmes d’écoulement et de moyens, mettant en péril non seulement cette récolte, mais celle qui va suivre aussi.
Les enjeux alimentaires, que faut-il faire pour transformer la crise en opportunité[6]
L’un des enjeux majeurs des mois qui viennent sera donc l’alimentation. La Tunisie doit en premier lieu s’assurer un niveau d’autosuffisance qui la mette à l’abri d’une crise alimentaire. Pour cela, il sera impératif de soutenir la production en libérant de la liquidité pour les producteurs, par exemple, en suspendant leurs dettes et en augmentant significativement leurs marges. Il faut aussi créer des débouchées aux produits de saison en facilitant l’écoulement du stock destiné à l’exportation sur le marché local, en augmentant la capacité de stockage, en encourageant la transformation, en reconstituant les stocks stratégiques et en mettant en place une banque alimentaire.
L’assainissement des réseaux de distribution est un enjeu majeur pour maintenant et pour l’avenir, il faut donc s’y attaquer sans attendre. Pour l’heure, il faut encourager les producteurs à vendre leurs produits dans les marchés de gros en subventionnant le transport et en fixant les prix. Il faut aussi y instaurer le paiement des producteurs à la livraison de la marchandise et un contrôle strict, la spéculation sous toutes ses formes doit être réprimée sérieusement. L’économie réalisée par la diminution des intermédiaires et la répression de la spéculation permettra de réduire significativement les prix d’achat par les consommateurs. Plus tard, il faudra réduire les circuits de distribution et favoriser l’achat direct et coopératif.
Dans cette conjoncture, le secteur agricole peut être à la fois une caisse de provision et une bouée de sauvetage pour la Tunisie, et la paysannerie la force de résilience du peuple tunisien face à la pandémie. Car les agriculteurs, les pécheurs et les éleveurs sont parmi les rares à pouvoir continuer à travailler presque normalement dans les conditions sanitaires actuelles. La distanciation sociale n’est pas contraignante, le travail se fait à l’air libre, la plupart des exploitations sont familiales. Avec de simples protections, l’activité peut se poursuivre, voire même se dynamiser.
Le gouvernement tunisien aurait-il l’idée et le courage de saisir l’opportunité de se libérer du modèle économique désuet, d’investir dans le monde rural et dans la couverture sociale, dans l’agriculture et dans l’accès à l’alimentation, restituer le libre accès aux ressources naturelles pour les paysans (eau, terre, semences), réorienter les encouragements et les subventions vers l’agriculture vivrière et rendre à la paysannerie sa place essentielle dans l’équation économique et sociale ? Ce serait étonnant vu qu’il vient de signer avec le FMI sur la poursuite des mêmes politiques défaillantes.
Layla Riahi – Groupe de Travail pour Souveraineté Alimentaire en Tunisie
[1] http://www.fao.org/agriculture/seed/cropcalendar/cropcalendar.do
[2] https://news.barralaman.tn/labondance-des-cereales-une-malediction/
[3] En Tunisie, le producteur ne peut « officiellement » vendre sa marchandise que dans les marchés de gros, ces derniers sont détenus par des intermédiaires qui fixent les prix d’achat et de vente. La production livrée au marché peut être rendue à la fin de la journée à l’agriculteur, les frais de transport sont à sa charge, autant dire qu’il est à la merci de ce cartel. Il ne s’agit pas là de la seule dérive mafieuse provoquée par les mesures gouvernementales contre le COVID-19, les autorisations de circulation ont aussi fait l’objet d’un commerce juteux parmi ceux qui peuvent les octroyer.
[4] Organisation syndicale nationale principale représentant politiquement les agriculteurs.
[5] Cette année, les producteurs d’huile d’olive se sont retrouvés dans la même situation, leur produits sont invendables en Europe, principal acheteur.
[6] Cet ensemble de recommandations est présenté avec plus de détails ici : https://nawaat.org/portail/2020/04/07/covid-19-revoir-le-modele-economique-tunisien/
Photo Credit: Layla Riahi