Ce texte est une présentation critique de l’ouvrage « Une agriculture saharienne sans les oasiens ? ou le pari risqué d’une agriculture saharienne à grande échelle »[1]. Cet ouvrage, paru en 2021 en Algérie a été coordonné par l’Association Torba et Grfi-FilahaInnov’. Il a été présenté par Omar Bessaoud, économiste agricole au Ciheam-Montpellier.
L’ouvrage regroupe plusieurs contributions de chercheurs Algériens, comprend deux chapitres suivis de deux autres constituant un dossier de presse sur le sujet. Il est rédigé en français, et souhaitons qu’une traduction en langue arabe soit prévue.
Cet ouvrage restitue des débats citoyens menés en Algérie en 2020, menés par l’association Torba et le groupe de réflexion de la fondation Filha Innnov’, dont les activités sont consacrées au monde agricole et rural. Rappelons que Torba, membre du Réseau Nord Africain sur la Souveraineté Alimentaire, œuvre pour la promotion de l’agroécologie, du tissage de liens directs entre les producteurs et les consommateurs…
Pour pouvoir saisir la portée du livre, commençons par nuancer deux choses : l’agriculture saharienne et l’agriculture oasienne. La première désigne une forme d’agriculture développée au Sahara, en dehors des oasis et destinée à la production de céréales (blé) et de cultures industrielles (soja, et betterave à sucre) en recourant à l’utilisation intensive des ressources hydriques non-renouvelables (nappes fossiles). L’agriculture oasienne, classique, est centrée autour de la culture du palmier dattier, s’est développée au Sahara ou à ses marges depuis des millénaires, et a permis une installation durable des humains dans des régions à climat hostile.
Au fait l’ouvrage constitue une étude critique de la politique du gouvernement algérien qui, entre 1983 et 2019, a attribué plus de 2,4 millions d’hectares de terres, à des particuliers, afin de développer l’agriculture saharienne. Sur l’ensemble des terrains attribués, seulement 400 000 ha environ ont été réellement mis en valeur. Le programme du gouvernement algérien vise la promotion de certaines cultures : la betterave à sucre, le soja, le maïs et les céréales. Ces cultures sont évidemment irriguées par les eaux des nappes fossiles du Sahara algérien. Ces nappes sont communes à l’Algérie, à la Tunisie et la Libye.
Le développement de l’agriculture saharienne en Algérie s’est inspiré des expériences de l’Arabie Saoudite et de la Libye. Dans le premier cas, les Saoudiens ont produit du blé au Sahara avec des rendements ayant atteint 80 quintaux/ha et sont devenus exportateurs de blé à partir de 1985. Le recours à l’irrigation a poussé les Saoudiens à pomper l’eau jusqu’à 2000 m de profondeur suite au rabattement des nappes. La salinisation croissante de l’eau, ainsi que la salinisation secondaire des sols les ont poussés à déplacer les champs de culture sur plusieurs voire même des centaines de kilomètres. Ils ont fini, en 2016, à ne plus produire de blé et, depuis 2018, la production de la luzerne.
Pour ce qui est de l’expérience libyenne (Grande rivière artificielle), le pays a fini par produire en dehors de ses frontières, notamment le riz au Mali, en raison du fait que l’eau était détournée de l’agriculture depuis les années 1990.
En agriculture saharienne, la technique adoptée en Algérie est celle par pivot à ciel ouvert (forme circulaire des champs arrosés où le centre est occupé par un arrosoir pivotant). La mise en place de cette forme d’agriculture est très coûteuse : forages, électrification, pistes, matériel pour le travail des cultures et la moisson, mise en place de drains pour l’évacuation des eaux excédentaires… Cette forme d’agriculture est très gourmande en eau ; on estime que chaque hectare consomme, annuellement, en moyenne entre 10 000 et 15 000 m3 d’eau, et même plus pour les cultures industrielles.
Cette consommation excessive d’eau a plusieurs conséquences :
- Rabattement des nappes, où on a enregistré des rabattements de deux m/an dans certaines régions. Le rabattement est estimé entre 30 et 50 m à l’horizon 2050. Les rabattements augmentent le risque d’intrusion des eaux salées du chott dans la nappe et sa salinisation croissante.
- Le pompage des eaux souterraines a déjà abouti au tarissement de nombreux puits artésiens et sources naturelles, sites sur lesquels des oasis ont été développés. Remarquons que ce phénomène a lui aussi eu lieu en Tunisie (Gafsa, Gabès) où des sources ont tari, ce qui a contraint les oasiens à recourir au pompage pour l’irrigation de leurs oasis.
- Le pompage intensif conduit à une baisse des débits et à un accroissement continu de la salinité des eaux pompées. Cela a conduit, dans certaines situations, à la baisse des superficies cultivées et même à l’abandon des terrains cultivés.
- Salinisation secondaire des sols. Cette salinisation se manifeste par l’encroûtement, au bout de quelques années, du sol sablonneux à texture très fine. Une estimation de la quantité annuelle de sels déposés dans un hectare de blé en Algérie se situe à 20 tonnes.
La conséquence de la salinisation du sol est le déplacement continuel des serres –et des pivots– pour cultiver des terres non encore salées. Les pivots sont déplacés tous les quatre à cinq ans, ce qui donne aux zones cultivées un aspect désolant (voire images satellite). On y voit des îlots de verdure et nombreux cercles abandonnés présentant une croûte saline. Le déplacement des pivots entraîne des coûts de production .supplémentaires, en plus de la perte des sols déjà cultivés
La pauvreté des sols (taux de carbone inférieur à 1%) oblige les exploitants à recourir à une fertilisation minérale. Le recours aux fertilisants chimiques et aux pesticides n’est pas sans conséquence sur l’environnement, la santé des ouvriers agricoles et celle des consommateurs.
En effet, les produits pulvérisés ne sont pas tous absorbés par le sol ou la plante et vont se retrouver dans les nappes, ce qui provoque leur pollution. Par rapport à la santé humaine, on rapporte que « l’Algérie est l’un des pays au monde qui consomment le plus de pesticides par tête d’habitant ». Le recours immodéré aux produits chimiques aura des conséquences sociales des plus désastreuses, non seulement en Algérie, mais aussi dans les pays voisins où les producteurs de tailles différentes, utilisent des produits dont ils ne connaissent ni les propriétés ni les effets sur leur santé, leur environnement ou encore celle de la santé des consommateurs de leurs produits.
Sachant que le renouvellement des nappes exploitées est limité, il y a un risque réel de leur épuisement, mais les producteurs continuent à en user comme si elles étaient inépuisables. L’épuisement des nappes aura des conséquences incommensurables, notamment l’effondrement de l’agriculture oasienne de la région et de l’ensemble du système de l’agriculture saharienne. Notons à ce propos que les plus grandes exploitations (250 ha et plus) appartiennent à de grands investisseurs, étrangers à l’agriculture (entrepreneurs dans différents secteurs).
Il y a lieu de remarquer à l’occasion que les petites exploitations familiales intensives sont globalement plus performantes que les grandes exploitations. Elles s’inscrivent dans la durabilité et sont soucieuses de la préservation des ressources qu’elles utilisent (eau et sol), ce qui n’est souvent pas le cas des grandes exploitations.
En somme, les cultures à ciel ouvert, sans abri ni brise-vent, dans des zones à climat très chaud et à sols très fragiles, en recourant à des eaux peu ou non renouvelables et en puisant cette rare ressource comme si elle était illimitée est tout simplement suicidaire car, comme évoqué précédemment, elle n’aura à terme que des paysages désolants suite à l’impossibilité de les continuer sur de longues années. L’agriculture saharienne compromet le droit des générations futures à l’eau utilisée par les générations actuelles. Les exemples saoudiens et libyens risquent de se répéter encore en Algérie. Comme le souligne à juste titre l’un des auteurs du livre, « L’actuelle politique agricole (…) n’est pas soutenable économiquement, environnementalement et socialement ». Cette forme d’agriculture n’est ni durable, ni résiliente, surtout que tous les paramètres naturels et environnementaux jouent en sa défaveur. Sa consommation en eau est bien plus grande que celle enregistrée sous des climats plus cléments, en raison de l’évapotranspiration très forte sous ces cieux et des coûts de production qu’elle suscite pour pouvoir être maintenue.
Pourtant le modèle alternatif à ce genre d’agriculture existe au sud algérien, à savoir le modèle oasien. Développé depuis des millénaires, il a su capitaliser les ressources en eau et sol des zones où il s’est développé. Les oasiens ont montré une grande ingéniosité dans le captage de l’eau (foggaras, khettaras…) pour assurer la durabilité du système mis en place. En effet, les oasiens associent l’agriculture à l’élevage, permettant ainsi le maintien de la fertilité du sol (par l’épandage des déchets organiques issus de l’élevage, mais aussi en valorisant les déchets organiques de leurs productions). L’utilisation de l’eau est réduite par l’écran assuré par le palmier dattier aux cultures en étage, situées au-dessous de lui (arbres fruitiers, arbustes plus bas, cultures maraîchères et fourragères). Ce système très productif et résilient a pu assurer la survie des populations qui s’en nourrissent, mais a aussi maintenu une mosaïque d’habitats permettant le maintien d’une biodiversité qui n’aurait pas pu survivre sous des conditions plus dures en dehors de ces espaces.
L’industrie de transformation associée aux dattes présentée dans le livre offre une perspective prometteuse pour cette culture. En effet, la production de sucre et d’autres sous-produits (alcool chirurgical, aliments pour bétail, sirop de Robb, vinaigre, farines, confitures…) à partir de toutes les variétés déclassées et dédaignées par les consommateurs, offre d’intéressantes perspectives pour les oasiens, notamment les petits producteurs, qui souffrent des fois des difficultés d’écoulements de leurs produits. Cette perspective est intéressante pour tous les autres pays où certaines oasis risquent d’être abandonnées à cause de la faible valeur marchande des dattes qu’elles produisent.
D’autres perspectives de développement de l’espace saharien sont également possibles, notamment le développement d’un tourisme solidaire et culturel, en raison de la richesse du Sahara algérien en sites d’une grande importance pour l’humanité toute entière. Cependant, le recours aux eaux usées comme alternative à l’irrigation par pompage, comme recommandé par certaines associations, devrait être révisé, en raison des conséquences sanitaires et environnementales que ces eaux risquent d’avoir une fois utilisées, surtout dans un espace très fragile, tel que le Sahara.
A l’issue de ce qui précède, nous recommandons vivement aux lecteurs de cet article la lecture de l’ouvrage qui constitue réellement une mine d’informations sur l’agriculture saharienne en Algérie. Même si le livre se focalise sur l’expérience algérienne, il peut également être lu par tous ceux intéressés par les problématiques liées à l’eau, à l’agriculture et à la souveraineté alimentaire dans la région, car nombreuses sont les situations qui se ressemblent. Les alternatives présentées dans l’ouvrage méritent d’être creusées et, pourquoi pas, généralisées aux situations similaires (agriculture oasienne, transformation des produits des oasis…). Un débat devrait être initié autour du livre afin de le faire connaître et partager l’expérience de ses différents auteurs. Le Réseau Nord Africain sur la Souveraineté Alimentaire est un cadre indiqué pour le faire !
Par : Mohsen Kalboussi
[1] Une agriculture saharienne sans les oasiens ? ou le pari risqué d’une agriculture saharienne à grande échelle. Coordination Association torba, Grfi-Filaha Innov’. Ouvrage collectif présentation Omar Bessaoud, Arak Editions, collection « Semailles », Alger, sans date (2021), 197 p.