L’Algérie comme toutes les colonies, a hérité d’un système agricole qui n’avait pas comme premier objectif de nourrir la population. La colonisation a transformé les structures préexistantes de la production alimentaire paysannes, pour fournir à la métropole les ressources dont elle avait besoin. Une véritable machine de destruction des fondements de la petite agriculture locale, a été mise en place pour instaurer une agriculture de rente tournée vers l’exportation. En Algérie, le fond de l’agriculture, à savoir le système vivrier associant la culture des céréales sur jachères et l’élevage extensif a été réduit brutalement aux zones marginales. A l’instar de toutes les jeunes républiques, une fois indépendantes, on constate que le système alimentaire colonial laissé sur place n’est pas apte à nourrir les populations.
Se pose alors la question de savoir quel type d’agriculture les ressources du pays permettent de développer, tenant compte des facteurs de durabilité, ce qui n’a jamais fait l’objet d’un débat national.
Au lendemain de l’indépendance on a procédé à ce qui semble être un tâtonnement au gré des changements politiques, pour essayer d’acquérir un minimum de souveraineté alimentaire, mais en vain.
Aujourd’hui pour se nourrir les algériens dépendent à plus de 70% de l’étranger, et le pays ne disposerait plus que de quelques mois d’importation. L’Etat veut engager une relance économique à travers l’agriculture industrielle saharienne. Faire d’une pierre deux coups, un projet bien ambitieux, totalement décalé des objectifs initiaux, à savoir augmenter la bioproductivité des terroirs pour réduire la dépendance alimentaire.
« Au Sahara il y a beaucoup de terres, il suffirait de pomper l’eau abondante et de cultiver les sols pour se nourrir. » Comme si c’était aussi simple, cette réflexion immature n’a provoqué que des désastres, mais elle persiste encore dans l’esprit des politiques animé par le court terme….
Il faut rappeler que dès le début du XXe siècle la population rurale du Bas Sahara en a payé un lourd tribut, les paysans autosuffisants ont été transformés en esclaves salariés pour l’agriculture de rente de la datte D.Nour. Le lobby colonial sous l’égide de l’Union coloniale française (UCF) désirait faire des colonies des lieux d’investissement financier. Des milieux désertiques sont soumis à la colonisation foncière, adossée à la technologie extractiviste, l’agriculture a permis l’expansion du commerce de la D.Nour pour le bonheur de quelques entrepreneurs tout en réduisant tout un monde paysan à la misère.
Le contexte à changé, mais aujourd’hui on voit de nouveau dans la région de Oued Souf par exemple, une agriculture de rente dévaster des milliers de ghouts ancestraux, ruinant les petits paysans. Une agriculture promue par les gouvernants qui transforme des sols désertiques en sols stériles.
Répondre à l’appel de l’agrobusiness est une option que semble encourager les politiques agricoles actuelles, sachant très bien quelles sont génératrices d’externalités dévastatrices. En outre, devant se plier à la monoculture, l’agriculture industrielle diminue la bioproductivité du fait de l’élimination de la biodiversité. Ce qui serait contraire aux objectifs de base à atteindre pour essayer de conquérir un minimum de souveraineté alimentaire. Nous ne pouvons que constater au passage que la crise sanitaire du Covid, a balayé tous les principes de la sécurité alimentaire tels qu’ils sont conçus par les institutions internationales. Cette crise vient réaffirmer qu’il ne peut y avoir de sécurité alimentaire sans un minimum de souveraineté alimentaire.
On dit que la meilleur façon de ne pas résoudre un problème, c’est mal le poser. Contrairement à nos prédécesseurs, il y a une obstination à vouloir considérer que le Sahara est une immense réserve d’eau qui offrirait des surfaces cultivables illimitées. Dans les milieux désertiques la vie s’est organisée autour de l’eau là où la terre peut être cultivée. Agglutinés par la rareté de ces deux ressources, les hommes ont optimisé l’exploitation de l’espace et de l’eau. Le déni que semble offrir à nos yeux la technologie face à l’évidence de l’anthropisation ancienne des régions sahariennes peut être incompris. Comment concevoir que l’on veuille engager à perte des moyens financiers colossaux, en pariant sur une technologie importée, bourrée aux énergies carbonées…, sans vouloir admettre que les bases de la domestication des espaces sahariens a été le fruit d’une éco-construction séculaire aboutissant à la genèse d’agrosystèmes oasiens.
Au-delà de l’incompréhension des systèmes alimentaires établis sur des bases communautaires, des mécanismes exclusifs se sont mis en place, définissant de ce fait de nouveaux rapports quant aux droits fondamentaux à l’accès aux ressources. Dans une sorte d’arrogance, l’approche institutionnelle vient imposer un modèle de développement univoque, quitte à détruire les équilibres sociaux, briser la gestion ancestrale des communs, …, ceci sans tenir compte des droits des peuples dans leur choix des politiques de développement, culturel, économique, sociétal….
Puisqu’au niveau national, sous l’effet de la pression démographique, la surface agricole par habitant, ainsi que la fraction de toutes les ressources disponible ne font que diminuer. Nous nous retrouvons toujours au même point, à savoir comment optimiser la bioproductivité, avec peu de ressources sur des espaces restreints ? C’est à cette question que devrait répondre l’agronomie du pays, une équation certes difficile à résoudre, mais soluble.
Aujourd’hui on sait comment construire des systèmes alimentaires plus résilients et durables. Il y a suffisamment de recul actuellement pour comprendre qu’il faut éviter de passer par l’agriculture industrielle. Il est plus impératif que jamais de s’orienter vers des systèmes agroécologiques diversifiés. Dont les résultats ont été reconnus par la FAO, le GIEC, l’IPBES et finalement par la Banque Mondiale. « L’agroécologie renforce la résilience en combinant diverses plantes et différents animaux et exploite les synergies naturelles, et non les produits chimiques de synthèse, pour régénérer les sols, fertiliser les cultures et combattre les nuisibles », indique l’IPES-Food[1].
Il ne faudrait pas que l’agronome se contente d’appliquer des techniques codifiées pour une agriculture de rente. Car il/elle est l’un des animateurs clé des mutations de la reconstruction du système alimentaire des pays néo-colonisés. Si le paysan est devenu salarié, en donnant naissance à l’ouvrier et à l’exploitant agricole, l’agronome (vétérinaire) en bon serviteur de l’agriculture prédatrice s’est converti en fonctionnaire martelant des techniques, sans apporter de savoir, non pas sur des champs avec des végétaux ou des animaux, mais sur des exploitations agricoles avec du « matériel végétal ou animal ». Cette approche normalisée au service de l’agriculture industrielle transforme les campagnes en désert, et elle exclue le développement des territoires de l’activité agricole.
De plus, cette vision capitalistique, si elle entraîne une concentration des moyens de production importés, augmente la dépendance en amont et en aval, aux quelques transnationales qui ont la haute main sur le système alimentaire mondial. Comme tous les pays sous développés ayant subis les affres de l’occupation coloniale, il y a intérêt à développer un système alimentaire qui échappe à la mise au pas de l’agriculture par la finance internationale qui ne cesse de se poursuivre après les indépendances.
Ceci impose certes toute une autre vision sociétale, cette dernière ne peut naître que de la diversité multidimensionnelle des territoires et des populations qui les composent. Un retour vers les économies circulaires (produire-consommer-recycler) des sociétés agraires doit provoquer la rupture avec les systèmes linéaires (extraire-consommer-jeter) observés dans les sociétés consuméristes des pays développés selon le modèle occidental. Les modèles agroécologiques sont incompatibles avec l’économie linéaire car elles sont contraires aux lois du marché international fondées sur la croissance du PIB.
Sofiane Benadjila. Ingénieur Agronome. (ENSA.ex INA)
Consultant Indépendant. Membre de la LADDH.
Références à consulter.
-Hippolyte Lecq (1856-1922): un agronome colonial ou la défense d’une agrologie nord-africaine Omar Bessaoud
– LES RÉFORMES AGRAIRES POSTCOLONIALES AU MAGHREB : UN PROCESSUS INACHEVÉ Omar Bessaoud Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine » 2016/4 n° 63-4/4 bis |
– Hippolyte Lecq (1856-1922) : apôtre d’une agrologie nord-africaine Omar Bessaoud
– L’INVENTION DE L’AGRICULTURE Département de Géographie et Environnement
Université de Genève Société de Géographie de Genève 2015.
– Campagnes algériennes : un héritage colonial difficile à assumer. Côte Marc In : Méditerranée, troisième série, tome 55, 3- 1985. Hommage en mémoire d’ H. Isnard. Pp. 41-50 ;
– La question agraire aujourd’hui. Hamid Ait Amara.
– L’AFRIQUE NOIRE EST MAL PARTIE René Dumont octobre 1962
– Pélissier Paul. René Dumont, Afrique Noire,, Développement agricole ; reconversion de l’économie agricole des républiques de Guinée, de Côte d’Ivoire et du Mali,. In : Études rurales, n°5-6, 1962. Pp. 216-220 ;
-Le libre-échange, menace pour la souveraineté alimentaire mondiale. 2018 CAPITALISME INTERNATIONAL ET LIBRE ÉCHANGE.
-L’AFRIQUE EST-ELLE VRAIMENT BIEN PARTIE ? Henri-Bernard Solignac Lecomte
-Coulomb Pierre. Propriété foncière et mode de production capitaliste. In : Études rurales, n°51, 1973. Pp. 27-66.
-IA PROFESSIONNAUSATION DES AGRONOMES COLONIAUX FRANÇAIS :
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– Jalons pour une sociohistoire des ingénieurs coloniaux au Maghreb
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– Notes sur la vie traditionnelle des populations forestières algériennes. Nouschi André. In : Annales de Géographie, t. 68, n°370, 1959. Pp. 525-535 ;
– Capitalisme et société rurale Capitalism and rural society Max WEBER Traduction de Victoria XARDEL.2015
– L’invention du capitalisme : comment des paysans autosuffisants ont été changés en esclaves salariés pour l’industrie (par Yasha Levine) 22 octobre 2018.
-Transformations foncières et évolution des paysages agraires en Algérie. Hafiza Tatar.
– Isnard H. Structures de l’agriculture musulmane en Algérie à la veille de l’insurrection (Deuxième article). In : Méditerranée, 1ᵉ année, n°4, 1960. Pp. 43-57.
– Michel BOULET [dir.], Les enjeux de la formation des acteurs de l’agriculture, 1760-1945. Actes du colloque ENESAD, 19-21 janvier 1999, Dijon, Educagri éditions, 2000, 525 p.
– ORIGINE ET MISE EN PLACE DE LA RECHERCHE AGRONOMIQUE TROPICALE EN FRANCE THE EMERGENCE OF THE FRENCH TROPICAL AGRONOMY
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– EVALUATION DE LA FAILLE ALIMENTAIRE EN ALGERIE PAR UN MODELE ECONOMICO DEMOGRAPHIQUE Les cahiers du CREAD n°105/106-2013
– Une « Algérie californienne » ? L’économie politique de la standardisation dans l’agriculture coloniale (1930-1962) Antoine Bernard de Raymond
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-La lutte des Algériens Contre la Faim, Journées d’Etudes des Secrétariats Sociaux d’Algérie.1954.
-Structures Agraires et Décolonisation. JJ Perennes.OPU. 1979.
-L’Eau Algérie de l’impérialisme au Développement (1883-1962). René Arrus.
-Terres Collectives en Méditerranée. A Bourbouze. R.Robino.
[1] IPES-Food est coprésidé par Olivier De Schutter, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation et nouveau Rapporteur spécial des Nations Unies pour l’extrême pauvreté et les droits humains.