Extractivisme et résistance en Afrique du Nord


1.      Introduction

L’extractivisme comme mode d’accumulation et d’appropriation en Afrique du Nord[i] s’est structuré sous le colonialisme au XIXe siècle pour répondre aux demandes des centres métropolitains. Ce schéma d’accumulation et d’appropriation repose sur la marchandisation de la nature et la privatisation des ressources naturelles, lesquelles ont entraîné une grave dégradation de l’environnement. L’accumulation par dépossession a réaffirmé le rôle des pays d’Afrique du Nord en tant qu’exportateurs de nature et fournisseurs de ressources naturelles – telles que le pétrole et le gaz – et de matières premières fortement dépendantes de l’eau et de la terre, comme les produits agricoles. Ce rôle consolide l’insertion subordonnée de l’Afrique du Nord dans l’économie capitaliste mondiale, en maintenant les relations de domination impérialiste et les hiérarchies néocoloniales.[ii] Le caractère néocolonial de l’extractivisme nord-africain reflète la division internationale du travail et celle de la nature. Elle se manifeste dans l’extraction à grande échelle du pétrole et du gaz en Algérie et en Tunisie ; dans l’extraction du phosphate en Tunisie et au Maroc ; dans l’extraction de minerais précieux – argent, or et manganèse – au Maroc ; et dans l’agro-business à forte consommation d’eau ainsi que le tourisme au Maroc et en Tunisie. Cela joue un rôle fondamental dans la crise écologique en Afrique du Nord, qui se manifeste clairement par une dégradation aiguë de l’environnement, l’épuisement des terres et la perte de fertilité des sols, la pauvreté hydrique, la surexploitation des ressources naturelles, la pollution et les maladies, ainsi que par les effets du réchauffement planétaire tels que la désertification, les vagues de chaleur récurrentes, la sécheresse et la montée des eaux.[iii]

Parallèlement à cette dynamique de dépossession des terres et des ressources, de nouvelles formes de dépendance et de domination se créent. La (re)-primarisation de l’économie (dépendance accrue à l’égard de l’exportation de produits de base) s’accompagne souvent d’une perte de souveraineté alimentaire, car un système de rentes renforce la dépendance alimentaire en s’appuyant sur les importations alimentaires, comme c’est le cas en Algérie ; et/ou la terre, l’eau et d’autres ressources sont mobilisées de manière croissante au profit des entreprises agroalimentaires exportatrices de cultures commerciales comme en Tunisie et au Maroc. L’extractivisme s’enlise dans de graves tensions, ce qui génère protestations et résistances. Ce rapport décrit certaines de ces tensions et luttes en analysant le travail des militants de base, y compris la participation à des conférences régionales alternatives et à des « Caravanes de solidarité internationale » où des représentants d’organisations de base, de mouvements sociaux et de communautés paysannes se sont rencontrés et se sont rendus ensemble sur des sites d’injustice socio-environnementale. Ces espaces et moments de rencontre leur ont aussi permis d’élaborer des stratégies communes et de solidarité envers leurs luttes respectives.

Les travailleurs pauvres et les chômeurs ruraux d’Afrique du Nord sont les plus touchés par la crise multidimensionnelle. Composés de petits agriculteurs, d’ouvrier(e)s ruraux/rurales quasiment sans terre, de pêcheurs et de chômeurs, les mouvements qui émergent dans les cinq études de cas présentées ici résistent au pillage de leurs ressources souterraines, à la spoliation de leurs terres, à la destruction envahissante de l’environnement et à la perte de leurs moyens de subsistance. Le présent rapport pose les questions suivantes : doit-on considérer ces protestations, soulèvements et mouvements comme principalement environnementaux, ou s’agit-il de protestations fondamentalement anti-systémiques – anticapitalistes, anti-impérialistes, décoloniales et anti-hégémoniques ? S’agit-il d’épisodes circonstanciels de résistance ou s’agit-il plutôt du plus récent développement dans la trajectoire historique de la lutte de classes contre la dernière offensive capitaliste en Afrique du Nord ? L’article présente une évaluation de la nature de ces mouvements, aux prises avec multiples tensions et contradictions.


[i] “Afrique du Nord” et “Maghreb” sont utilisés de manière interchangeable dans cet article et se réfèrent à la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.

[ii] Amin, S. (1970) The Maghreb in the modern world. Harmondsworth: Penguin.

[iii] El-Zein, A et al. (2014) “Health and ecological sustainability in the Arab world: a matter of survival”, The Lancet 383(9915): 458–476. Voir aussi Hamouchene, H. et Minio-Paluello, M. (eds.) (2015) La prochaine révolution en Afrique du Nord : la lutte pour la justice climatique. Londres-Tunis-Paris: Platform, Environmental Justice North Africa, Rosa Luxemburg et Ritimo. Voir aussi Lelieveld, J et al. (2016) “Strongly increasing heat extremes in the Middle East and North Africa (MENA) in the 21st century”, Climatic Change 137(1-2): 245-260.