L’impact de la guerre russo-ukrainienne sur l’Algérie : vers un système alimentaire plus durables et résilient.



Introduction

La crise des marchés des matières premières enclenchée en 2019 a été relancée par la pandémie mondiale (COVID 19) de 2020. La perturbation de la chaine de distribution et de transport, conjuguée aux mesures commerciales protectionnistes des pays producteurs qui s’en est suivie, ont conduit à une hausse des prix des matières premières agricoles. Cette inflation des prix qui s’est accentuée à la suite de la guerre Ukraine-Russie, a fortement menacé la sécurité alimentaire des pays les plus pauvres, dont les pays d’Afrique sub-saharienne, l’Ethiopie, l’Erythrée ou la Somalie. Quel impact exerce cette guerre sur le système alimentaire algérien, sur sa durabilité et/ou sa résilience ?

Avant de répondre à cette question, exposons très brièvement les spécificités de l’agriculture algérienne ainsi que l’état de sa sécurité alimentaire.

Spécificité de l’agriculture Algérienne

L’agriculture occupe une place importante au sein de l’économie nationale algérienne ainsi que dans le développement de ses territoires ruraux, avec un peu plus de 12% du PIB hors hydrocarbures, un peu plus de 20% de la population active et la création de 70% de la valeur de la consommation nationale de produits alimentaires. Le secteur agricole demeure central pour le développement des territoires ruraux. L’on estime en effet, à 11,5 millions de personnes qui vivent encore dans les zones rurales à la suite de l’exode massif pour des raisons de forte insécurité enregistré lors de la décennie 1990. Cette population qui a en majorité moins de 30 ans, se constitue de familles agricoles qui représentent près de 40 % de cette population rurale.

La Surface Agricole Utile (SAU) totale de l’Algérie est estimée à plus de 8.5 millions d’ha, dont 15% sont irrigués. Le système « céréales/jachère », occupe plus des trois-quarts de la SAU et rassemble encore près de 60% des exploitations agricoles. L’innovation majeure de ces dernières années est le développement d’une agriculture saharienne à grande échelle pilotée depuis deux ans par l‘Office de développement de l’agriculture saharienne. L’élevage est basé sur un cheptel ovin et caprin qui compte près de 30 millions de têtes, et un cheptel bovin produisant viandes et lait destinés au marché domestique.

Rareté des ressources, contraintes de structures (c’est la petite exploitation agricole de moins de 10 ha qui domine) et fragilité des écosystèmes (steppe, oasis, montagnes) s’opposent dans les régions sèches à une généralisation sur le plan technique du système industriel (ou productiviste) qui fait partie des choix majeurs de la politique agricole officielle.

L’accroissement de la demande alimentaire ne pouvant être couverte par l’offre locale des produits de base (blé, lait, sucre et huiles alimentaires) qui constituent l’essentiel de la ration alimentaire des algériens, le recours aux importations sont aujourd’hui cruciales pour la couverture des besoins alimentaires du pays. La facture alimentaire enregistre une croissance constante ces dernières décennies, et l’Algérie est aujourd’hui le premier importateur africain de denrées alimentaires, avec près de 75% de ses besoins alimentaires de base assurés par les importations. Les déficits de la production agricole sur les deux produits de base que sont les céréales et le lait sont dû essentiellement, aux conditions agro-climatiques (l’Algérie agricole se déploie en grand partie dans des zones arides et semi-arides), à la rareté des ressources en terres arables, à leur faible fertilité naturelle et au déficit des ressources en eau agricole. Ils résultent également de choix politiques et techniques inappropriés. Les options adoptées ont négligé les hautes plaines sèches d’agriculture pluviale où se déploient les grandes cultures (dont celles des céréales). Ils ont favorisé l’agriculture irriguée à grande échelle dans les zones sahariennes. Cette dernière option s’appuie, d’une part, sur une surexploitation des ressources en eaux souterraines non renouvelables, et d’autre part, sur des capitaux publics et privés dont la rentabilité n’est réalisée, compte tenu des coûts de production élevés dans ces régions, sur des prix de marché incompatibles avec les revenus des classes populaires.

Qu’en-est-il de la sécurité alimentaire aujourd’hui en Algérie ?

Affirmons d’emblée que la population algérienne n’a pas été confronté à des situations d’insécurité alimentaire. L’offre agricole nationale a été régulièrement et efficacement relayée par les importations afin d’approvisionner la population. Les subventions alimentaires accordées aux produits de base (le pain, les pâtes alimentaires, le couscous, le sucre ou les huiles) ont été décisifs dans la couverture des besoins alimentaires, et les dysfonctionnements dans les circuits de distribution intervenus depuis le déclenchement de la crise sanitaire (pénurie de semoule, de sucre ou d’huiles alimentaires au printemps 2020), n’ont pas remis en question la capacité de l’Etat à garantir un accès aux populations aux biens alimentaires stratégiques.

L’examen des données portant sur la prévalence de la sous-alimentation établis par les organisations internationales (FAO, PAM, UNICEF, FIDA, OMS) confirme des progrès de l’Algérie dans le domaine de la sécurité alimentaire.

Ces bilans montrent que l’Algérie d’aujourd’hui est dans une situation de sécurité alimentaire confortable. Les performances réalisées en 2018-2020 sont même bien supérieures au niveau mondial, ou à celles de pays comme l’Egypte ou le Maroc. Elles sont comparables à celles des pays occidentaux à revenus élevés. La ration calorique enregistrée sur la période 2017-2019 est de 3343 calories/jour par habitant (FAO, 2020), et moins de 2,5% de la population algérienne souffre de sous-alimentation, contre 8,5 % au niveau mondial, 3 % en Tunisie, 4,2% au Maroc et 5,4% en Egypte.

La politique de soutien des prix des produits alimentaires de base initiée par l’Etat conjuguée à l’amélioration des revenus et des conditions de vie et de bien-être des populations au cours de ces vingt dernières années expliquent ces performances. Elles résultent aussi des efforts pour réduire la pauvreté et les inégalités sociales et territoriales qui, faut-il le rappeler, sont des causes structurelles de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition sous toutes ses formes 1.

Si l’amélioration de la ration alimentaire des algériens s’est réalisée en partie à la faveur de soutiens au pouvoir d’achat alimentaire et d’une croissance modérée mais réelle de l’offre agricole, y compris de produits de base comme le blé ou le lait, elle repose toujours davantage sur les importations: entre les années 1970 et les années 2010-2017, la part des importations dans la composition de la ration alimentaire de l’algérien est passée en moyenne de 38% à 68 % (CREAD, 2017) 2. A noter que les blés (tendre et dur) contribuent à hauteur de 43 % des calories totales et à 46 % des protéines dans la ration alimentaire moyenne du consommateur algérien 3 .

L’approche actuelle de l’Etat en matière de sécurité alimentaire qui dépend assez largement des subventions au profit des consommateurs locaux, traduit aussi les disponibilités des produits agricoles achetés sur le marché mondial.

Des importations alimentaires en hausse et une balance commerciale agricole déficitaire

L’accroissement de la demande alimentaire ne pouvant être couverte par l’offre locale, les importations ont donc été cruciales pour la couverture des besoins alimentaires du pays. La facture alimentaire a été en croissance continue ces dernières décennies.

Ces importations portent essentiellement sur les produits de base (blés, produits laitiers, sucre et huiles alimentaires) qui structurent la ration alimentaire des algériens, et qui représentent en moyenne à eux-seuls plus de 60% de la facture alimentaire. La demande d’importation de blé de consommation a été multipliée par 10 entre les années 1966-69 (698 500 tonnes) et 2000-2005 (6 796 000 tonnes) pour se situer autour de 8 millions de tonnes au cours de la décennie 2010. La demande nationale de blés de consommation n’est couverte qu’à concurrence d’un peu plus de 25% par la production locale, le ratio de dépendance céréalière de l’Algérie étant le plus élevé de la région Afrique du Nord. Le ratio de dépendance céréalière de l’Algérie (+72%) est en moyenne plus élevé que celui des autres pays d’Afrique du Nord, il figure également comme l’un des plus élevé des pays de la Méditerranée. Les quantités de céréales importés au cours de ces six dernières camapagnes commerciales 4 s’élèvent en moyenne annuelle à plus de 123 millions de quintaux. Les déficits portent essentiellement sur le blé tendre et le maïs. Les importations de ces deux céréales entre 2014 et 2020 représentent en quantités, un peu plus de 86% des quantités de céréales importés dont 51% pour le blé tendre.

La filière lait présente également la même configuration, et chaque année, l’Algérie importe 60% de sa consommation de lait en poudre.

En valeur, les importations alimentaires sont passées de 1 milliard de dollars en moyenne dans les années 1970 à 2 milliards dans les années 1980, 3 milliards pour 2003, gravitent autour de 4,2 milliards USD en moyenne annuelle dans les années 2006-2010, puis doublent dans les années 2011-2015 sous l’effet combiné de la hausse des cours mondiaux et des volumes importés. Ils se sont stabilisées autour de 8,5 milliards de dollars en moyenne annuelle au cours de ces dernières années, la baisse de la facture alimentaire au cours de cette dernière période ayant été le résultat, plus d’une baisse des cours mondiaux que d’une baisse des quantités importées (exception faite pour les céréales en 2020 qui a été marquée par la production record de céréales en 2019).

Ces importations sont à l’origine d’un déficit structurel de la balance commerciale agricole, les exportations agricoles couvrant à peine 5% du montant des importations de biens alimentaires pour l’année 2020.

L’on a enregistré une hausse de la facture d’importations alimentaires en 2021 et 2022, en raison d’une évolution des cours des matières premières agricoles qui ont connu une flambée des prix.

Cette situation révèle très clairement une vulnérabilité alimentaire de l’Algérie très étroitement liée à sa capacité à gérer les risques existants sur les marchés mondiaux des denrées alimentaires.

Une hausse des cours des matières premières agricoles en 2020 accentuée en 2022

Cette remontée des cours des matières premières agricoles a fait suite, d’une part, à la crise sanitaire (covid 19) conjuguée à des interventions fortes d’un certain nombre de pays (dont la Chine) sur ces marchés mondiaux, et d’autre part, à la rupture des livraisons de céréales originaires de la Mer Noire en lien avec la guerre Ukraine-Russie (24 février 2022).

La hausse a affecté tous les produits importés par l’Algérie ; les blés, l’orge, le maïs, les produits laitiers, le sucre et les huiles alimentaires. La conjoncture économique marquée par la crise sanitaire va exercer des effets majeurs sur les cours des denrées alimentaires en 2020 et 2021.

Ces augmentations – tirées par les prix mondiaux de l’énergie- sont à l’origine d’un renchérissement de la facture alimentaire et d’une inflation des prix des produits agricoles.

Lors de la dernière campagne commerciale 2020-21, les dynamiques à l’œuvre sur les marchés avec des récoltes inférieures à la normale dans certains grands pays producteurs, des difficultés logistiques (de transport), des restrictions temporaires des exportations, et une hausse substantielle de la demande de céréales secondaires de la Chine ont eu pour effet de hisser les prix des céréales à leur niveau le plus haut depuis 2012-2013. C’est entre mai 2020 et mai 2021 que les cours mondiaux des produits agricoles ont enregistré la plus forte augmentation. Les prix ont bondi en mai 2021 de près de 40 % sur un an, atteignant leur plus haut niveau en septembre-octobre-novembre 2021, selon la FAO. La hausse est de 88 % pour le maïs, 73 % pour le soja, 28 % pour le blé et les produits laitiers, et 34 % pour le sucre.

Les prix du blé tendre ont atteint des montants qui oscillaient autour de 290 dollars la tonne FOB au cours du dernier trimestre 2021et le blé dur un montant de 430 dollars la tonne FOB fin 2021. Le maïs se vendait autour de 240 dollars la tonne, et la poudre de lait écrémé se négociait à plus de 3500 la tonne (FOB 5). Cette volatilité des prix observés sur les marchés mondiaux du blé a conduit à un renchérissement des prix du blé payé par l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC).

L’OAIC qui bénéficie depuis août 2021 du monopole des importations de céréales 6 a payé au prix fort des livraisons en septembre 2021, avec un coût traité de 349,50 $/tonne CAF 7.

La guerre Russie-Ukraine déclenchée le 24 février 2022 accentuera une tendance à la hausse des cours des matières premières agricoles. Dès le début de la guerre, le blé tendre a augmenté de 50 % pour atteindre 450 dollars la tonne (FOB). Les prix mondiaux des huiles végétales ont augmenté de 23 %, du sucre de 7 % et la viande 5%. Ces hausses résultent essentiellement de comportements spéculatifs observés sur les marchés car les blés échangés étaient issus de récoltes de la campagne agricole précédente.

L’Algérie a ainsi acheté 600.000 tonnes de blé tendre français à 485 dollars la tonne (CAF) à chargement mars-avril 2022 (soit plus de 100 dollars/février 2022). Elle a acheté deux lots de blé dur au Mexique d’un volume total de plus de 500 000 tonnes- à un prix atteignant l’un à 570 dollars la tonne (CAF), et l’autre de 590 dollars la tonne ! Un record absolu jamais atteint dans le passé. Ces achats massifs visaient à consolider les stocks de sécurité du pays. A signaler un léger fléchissement des cours observé après l’accord signé en juillet entre l’Ukraine et la Russie, permettant la mise en place d’un couloir maritime sécurisé d’export des céréales de la Mer Noire pour une durée de 120 jours. Si la tonne de blé tendre, se négociait 331 dollars/tonne FOB, les cours du blé restent toutefois élevés, car encore fortement influencés par l’évolution du conflit en Ukraine. L’instabilité de ce marché est illustrée par une remontée des cours fin septembre-début octobre qui gravitent autour de 350 dollars la tonne FOB.

Géographie des importations de l’Algérie : l’Union européenne pour le blé tendre, les Amériques pour les blés dur et l’orge ou comment l’Algérie échappe aux enjeux géopolitiques

L’évolution des importations de tendre au cours de ces cinq dernières campagnes commerciales montre que les parts de marché les plus importante sont accaparés par les pays de l’Union Européenne (France, Allemagne, la Lituanie, la Pologne). Si certaines campagnes commerciales révèlent la part écrasante de la France (88% des approvisionnement en 2019-2020), les dernières campagnes commerciales 2020-2021 et 2021-2022 reflètent également une plus grande diversité entre les sources d’approvisionnement.

Lors de la dernière campagne commerciale 2020-2021, la France a été le premier fournisseur de l’Algérie en blé tendre mais talonnés de près par l’Allemagne, suivi de la Pologne. Pour la première fois depuis 2016, la Fédération de Russie a expédié du blé en Algérie en juin 2021. Cette percée russe sur le marché algérien s’est faite détriment des quantités expédiées par la France.

Ces livraisons de blé russe ont été permises par l’assouplissement du cahier des charges par l’OAIC concernant la teneur en grains punaisés, avec l’acceptation que le taux d’infestation par les punaises des blés importés monte jusqu’à 1 %, mais en contrepartie d’une plus forte teneur en protéines8.

Les Etats-Unis d’Amérique et les pays d’Amérique latine (dont le Mexique en 2020-2021) figurent parmi les principaux pays fournisseurs en blé dur.

Les volumes importés d’orge lors de la campagne 2020-2021, se répartissent de façon équilibrée entre 7 différentes origines avec 3 origines principales, dont le Danemark premier fournisseur, suivi de très près par le Royaume-Uni et l’Espagne.

Lors de la dernière campagne commerciale 2021-2022, c’est 10,6 millions de tonnes de céréales qui ont été déchargés sur les ports algériens. Le blé tendre est originaire de France (24% des volumes), d’Allemagne (23%), d’Ukraine (8%), de Russie (7%), de Pologne (7%), de Roumanie (6%) et autres pays (9%).

Le blé dur est essentiellement importé du Canada (38%), du Mexique (34 %), des Etats-Unis (17%). Il n’y a que l’Italie (11%) qui figure parmi les pays de l’Union Européenne.

Les orges sont importé d’Allemagne réalise (près de 50% des importations) (282 000 tonnes) suivie par la France (11%) qui dépasse de peu la Lituanie et la Lettonie. Le maïs enfin est massivement importé de deux pays d’Amérique latine : l’Argentine (72%) et le Brésil (24%).

Nous observons ainsi que l’Algérie est faiblement dépendante des céréales originaires de la Mer Noire (Russie ou Ukraine). Il n’y a que le blé tendre, qui ne représente au total que 15 % du total des volumes importés. Cette observation ne signifie pas que l’Algérie échappe aux enjeux géopolitiques qui se manifestent autour des marchés des produits alimentaires de base. Les cours élevés de ces produits se répercutent sur la facture alimentaire globale, et rien n’indique à ce jour que le pays puisse acquérir ces produits sans coût politique si le conflit ukrainien perdure 9.

Mesures prises par les pouvoirs publics pour assurer l’alimentation des citoyens et l’augmentation de la production nationale

L’arrivée de la pandémie (COVID 19) en Algérie et la perturbation de la chaine logistique de distribution et d’approvisionnement qui s’en est suivie annonçait déjà la nature des mesures que les pouvoirs publics allaient prendre afin de résoudre la question alimentaire des citoyens. Le choc provoqué par la pandémie a conduit en effet les autorités publiques à multiplier ses achats sur les marchés des produits alimentaires afin de constituer des stocks alimentaires (de céréales, de poudre de lait ou d’huiles alimentaires), et à accorder des aides financières et alimentaires aux familles 10.

La crise des marchés entretenue par le conflit ukrainien incitera le gouvernement algérien à reconstituer en continu les stocks alimentaires par des achats massifs de céréales, de poudre de lait ou d’autres matières premières agricoles. Les autorités publiques sont rassurantes sur l’état des stocks (8 à 9 mois de consommation pour les blés) et des garanties sont toujours offertes en matière de subventions alimentaires. La suppression des subventions à l’alimentation qui faisait débat il y a quelques mois, ne fait plus partie aujourd’hui de l’agenda politique des autorités. L’Etat a non seulement reporté la réforme des subventions alimentaires, mais aussi augmenté récemment ses soutiens aux prix des pâtes alimentaires dont les prix sont fixes. Il a reconduit le blocage du prix du pain (inchangé depuis 1989) en accordant au secteur de la boulangerie des réductions d’impôts sur leurs chiffres d’affaires et de baisse des taxes sur le matériel de boulangerie afin de taire leurs revendications portant sur le prix du pain.

Les pouvoirs publics tentent par ailleurs, de mobiliser le levier de la production. Les prix payé aux producteurs de céréales ont été relevés 11, et le prix des engrais se trouve davantage soutenu (50% du prix est soutenu depuis octobre 2022). L’Etat a de nouveau autorisé l’importation de vaches laitières à haut rendement de l’étranger depuis décembre 2021 pour accroitre la production de lait frais, de même qu’il a libéralisé la législation portant sur l’importation de matériel agricole au profit des investisseurs agricoles. Il convient enfin de noter que les pouvoirs publics encouragent l’investissement agricole dans les zones sahariennes afin de développer des cultures stratégiques (céréales, fourrages dédiés à l’alimentation animale, colza, betteraves à sucre et maïs). Des périmètres de mise en valeur ont été aménagés par l’Office de développement de l’agriculture saharienne (ODAS) dans certaines wilayas du Sud et des concessions de terres sont accordées aux investisseurs 12. Les mesures de politique publique agricole privilégient une croissance agricole obtenue essentiellement par une exploitation intensive (voire minière) des ressources naturelles (eaux et sols). Elles mobilisent d’importants investissements publics dans la mise en œuvre d’un modèle technique fortement consommateurs d’intrants chimiques et de machines souvent importés. Elles confient le sort de l’agriculture et de la sécurité alimentaire du pays, à une classe d’entrepreneurs agricoles peu soucieux de la durabilité et des menaces que font peser sur l’agriculture algérienne les changements climatiques en cours. Cette classe d’entrepreneurs originaires de milieux d’affaires, constituée également de clients du système politique local ou de gros propriétaires fonciers disputent aux familles paysannes du pays, les ressources foncières, les aides publiques et l’encadrement technique de l’Etat. Les orientations agricoles mises en œuvre aujourd’hui tournent le dos à une véritable souveraineté alimentaire du pays.

Vers une souveraineté alimentaire de l’Algérie : Quels enseignements tirer de ces crises économiques et politiques ?

Une forte incertitude pèse sur l’avenir des mondiaux des produits agricoles, car si la volatilité s’est révélée être sous contrôle depuis 2012, grâce à plusieurs records mondiaux de production de céréales en particulier, il n’est pas certain que cette situation perdure en cette période de conflit affectant de grands bassins de production de céréales. « Ce qui est certain, c’est que les prix du secteur alimentaire seront encore plus volatils que par le passé », notait des analystes d’un cabinet d’étude européen spécialisé sur les marchés mondiaux des produits agricoles 13. Les estimations FAO-OCDE montrent que la volatilité des prix des produits agricoles mondiaux doit plutôt augmenter ou se maintenir à un niveau élevé dans le futur 14. Dans le contexte géopolitique incertain actuel, il est ainsi permis de se poser des questions sur la durabilité de l’approvisionnement sur les marchés mondiaux particulièrement affectés par des épisodes d’instabilité politique et de conflits géopolitiques. Si l’Algérie a pu gérer au cours de ces deux dernières années ses approvisionnements grâce aux revenus du gaz et du pétrole (dont les prix sont aujourd’hui à la hausse), rien n’indique que cette situation de confort financier persiste sur le moyen ou long terme.

Les chocs économiques et politiques (auxquels il faut ajouter les changements climatiques), appellent ainsi au renforcement des bases productives du secteur agricole, à la réduction du déficit des productions stratégiques (céréales, lait, sucre et huiles alimentaires), et aussi à la réalisation d’une plus grande autonomie de l’industrie agro-alimentaire par rapport aux marchés extérieurs. Ces crises récurrentes justifient des options politiques visant à assurer une production suffisante et durable au niveau national, et à garantir l’accès à une alimentation saine aux consommateurs.

Garantir la disponibilité de l’offre alimentaire – et notamment du blé dur, du lait et de la pomme de terre- constitue le principal enjeu de la souveraineté alimentaire.

Cette nécessité pose l’exigence d’une sortie de la logique libérale qui octroie crédits publics, aide technique, terres et eau à une minorité de bénéficiaires (d’origine agricole et non agricole), et confie comme nous l’avons signalé plus haut aux seuls « investisseurs agricoles » l’avenir du secteur agricole et alimentaire.

Les défis (économiques, sociaux, environnementaux, climatiques…) posent l’exigence de définir les voies et moyens pour appuyer davantage les exploitations agricoles familiales, qui elles orientent aujourd’hui leurs activités sur les productions vivrières et œuvrent réellement à la sécurité alimentaire des familles, mais aussi des territoires qu’elles occupent. La sécurisation de la capacité productive semencière – premier maillon de la chaine alimentaire-, la diversification des systèmes de culture, la protection de la biodiversité locale, des patrimoines et des savoir-faire, sont des objectifs essentiels pour progresser dans cette conquête de la souveraineté alimentaire.

Il faut également opérer un véritable changement dans le paradigme économique et technique actuel. Les techniques développées par les entreprises capitalistes agricoles avec une utilisation croissante d’engrais et pesticides, de machines et de matériel génétique importés qui octroie des concessions de terre et des forages pour accéder aux eaux souterraines à une minorité de bénéficiaires (d’origine agricole et non agricole) sans résultats probants sur les rendements agricoles. Ces choix politiques n’ont contribué qu’à renforcer les liens de dépendance technique et économique du pays. Les techniques industrielles appliquées aujourd’hui à l’agriculture participent à la dégradation des terres, à la surexploitation des ressources en eau et à la réduction de la biodiversité. Face aux menaces climatiques, un nouveau paradigme technique agricole qui doit s’affranchir du modèle technique – inspiré des pays du nord aux conditions agro-climatiques bien différentes de notre pays-, fortement consommateur de produits chimiques, de pesticides et d’équipements agricoles souvent importés, est nécessaire. Il est temps de se réapproprier l’héritage agronomique arabo-berbère et andalous qui avait su tirer profit dans le passé de ressources souvent fragiles en inventant des systèmes techniques durables, de valoriser des pratiques et savoir-faire techniques paysannes éprouvés, et de développer méthodiquement dans le secteur agricole algérien les principes de l’agroécologie moderne.

Le chemin vers la souveraineté alimentaire qui doit être tracé pour assurer l’avenir commande également de recentrer le système agro-alimentaire national et de l’articuler plus étroitement au système productif national afin de réduire sa vulnérabilité aux aléas des marchés internationaux.

Ces solutions pour une agriculture et une consommation alimentaire durable sont à la portée de l’Algérie, à condition de s’appuyer sur la mobilisation de la paysannerie, des techniciens et ingénieurs et de toutes les forces vives soucieuses de construire et de partager un destin progressiste pour ce pays.

Omar Bessaoud

Economiste agricole


    

  1. Le dernier rapport de suivi de la situation économique de l’Algérie publié par la Banque mondiale (2021) a mis un accent particulier sur les progrès en matière de réduction des inégalités. Cette réduction des inégalités résulte essentiellement des politiques publiques de subventions, des mesures d’aides à la santé, à l’éducation ou au logement dispensées par l’Etat. Banque Mondiale (2021). Algérie. Rapport de suivi de la situation économique. Automne 2021. La BM a consacré son chapitre 3 du rapport cité à « l’évolution de la pauvre non monétaires et des inégalités en Algérie ». L’indicateur de la pauvreté multidimensionnelle (IPM) est une approche non monétaire permettant de mesurer le niveau de privation en se concentrant sur trois grandes dimensions : la santé, l’éducation et les conditions de vie. Les données de ces trois dimensions sont agrégées dans un indicateur unique qui varie de 0 à 100, où 100 représente le dénuement le plus total. Une personne est considérée comme « multidimensionnellement pauvre » si son niveau de privation dépasse 33. L’IPM est passé en Algérie de 2,1% en 2013 à 1,4 % entre 2013 en 2019. Ce taux de pauvreté multidimensionnelle est meilleur que celui de ses voisins régionaux, l’Égypte (5,2 %) et le Maroc (6,1 %). Ill convient toutefois de signaler que des signes de pauvreté persistent dans certaines régions, et notamment dans celles du Nord-Centre et du Nord-Est du pays qui connaissent des niveaux de privation inférieurs aux autres régions du pays.
    Ill convient toutefois de signaler que des signes de pauvreté persistent dans certaines régions, et notamment dans celles du Nord-Centre et du Nord-Est du pays qui connaissent des niveaux de privation inférieurs aux autres régions du pays.
  2. Les hausses de production réalisées à la faveur des derniers programmes agricoles (PNDA, PRAR et Plan Filaha 2019) ont été masquées par l’augmentation de la demande des biens alimentaires liées à la croissance de la démographie et du pouvoir d’achat des populations. Voir Etude CREAD-PAM (2017). Analyse de l’état de sécurité alimentaire et nutritionnel en Algérie. Décembre 2017. 80 p
  3. Ils constituent l’aliment de base traditionnel de l’Algérie, et leur consommation par habitant oscille actuellement autour de 200 kg par personne et par an, soit près de 60 kg de plus que la moyenne mondiale (OCDE-FAO, 2018). Selon la FAO, les algériens achètent et consomment en moyenne plus de 49 millions de baguettes boulangères par jour, et la consommation moyenne est estimée à 110 kg /an/ habitant..
  4. La camapgne commerciale des céréales commence le mois de juin de l’année qui court et s’achève en juillet de l’année suivante.
  5. FOB, Free on Board c’est-à-dire libre de taxes et de frais de transport
  6. En août 2021, le gouvernement a confié l’importation de blé à titre exclusif, à l’OAIC afin d’éviter les dysfonctionnements qui avaient été observés sur le marché des blés dont une partie faisait l’objet de pratiques par les industriels de la filière qui étaient tenté de mélanger les quantités de blés importées avec celles du blé fourni par l’OAIC contournant ainsi les contrôles sur les destinations du blé subventionné par l’État. Les entreprises qui importaient auparavant pour leurs propres besoins, devront maintenant passer par l’OAIC.
  7. CAF signifie coûts de transport et assurances comprises
  8. Les exigences de l’OAIC ont été également été revues à la baisse en raison de la flambée des prix sur les marchés mondiaux.
  9. L’Algérie qui n’a pas condamné l’offensive russe en Ukraine est classée parmi les pays « inamicaux » par l’Occident.
  10. Le ministère de l’Intérieur avait arrêté au printemps 2020 une liste de 2,2 millions de familles qui ont perçu une prime de 10 000 DA. Le gouvernement a ainsi dégagé un budget de 22 milliards de dinars, auxquelles sont venues s’ajouter des aides en denrées alimentaires fournies au profit de près de 400 000 familles.
  11. Le prix de production du blé dur est passé de 4 500 Dinars algériens le quintal (DA) à 6 000 DA/ quintal, celui du blé tendre de 3 500 DA/quintal à 5 000 DA/quintal et celui de l’orge de 2 500 DA/quintal à 3 500 DA/quintal.
  12. Un premier lot de 97 000 ha avait dégagé l’année dernière et un second lot de près de 150 000 ha vient d’être mis à la disposition des investisseurs en octobre 2022.
  13. Analystes de Tallage/Stratégie Grains, un cabinet d’études agro-économiques spécialisé dans les marchés européens et mondiaux des grains et des oléagineux,
  14. OCDE-FAO (2018). Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO 2021-2030. Principaux éléments de projection.