Introduction :
La disponibilité de l’eau a historiquement été un facteur déterminant dans la composition de la carte agricole en Tunisie. La répartition inégale des ressources hydriques a privilégié une spécialisation naturelle en fonction des régions climatiques et a généré des pratiques agricoles, sociales et commerciales typiques qui ont longtemps influencé le mode de vie local (semi-nomadisme, organisation sociale, régime alimentaire…). Ainsi, les oasis du sud fournissaient les dates, le tell du nord le blé, le centre l’huile d’olive. La culture maraichère et l’arboriculture étaient présentes là où le sol et l’eau le permettent. Malgré un climat contraignant, les paysans s’adaptaient en pratiquant une agriculture vivrière diversifiée qui conjugue autant que possible arboriculture, élevage, cultures maraichère et céréales et qui se complète dans la plupart des cas par la pêche et la sylviculture.
Dans une logique de « modernisation » de l’agriculture et de maximisation des profits, la politique agricole coloniale a poussé cette spécialisation jusqu’à l’extrême et l’agriculture vivrière diversifiée a laissé place à la monoculture. Dans la presqu’île du Cap bon au nord-est tunisien, la culture des agrumes introduite par les morisques, a été fortement pratiquée par les colons et ensuite largement encouragée par les politiques publiques. Actuellement, cette région compte plus de 70% des vergers d’agrumes de la Tunisie[1] avec19000ha plantés, soit la moitié de la surface irriguée[2] du Gouvernorat et détient 80% de la production nationale.
La consommation d’eau qui s’en suit est colossale et nous amène à nous interroger sur la pérennité de ce modèle. Car, dès la fin des années soixante, cette région a commencé à présenter des signes de manque d’eau avec notamment une salinisation importante de la nappe phréatique. Afin d’y remédier, un important ouvrage pour la collecte et de transfert des eaux pluviales de l’extrême nord de la Tunisie vers le Cap Bon a été réalisé avec le soutien de la Banque Mondiale. Dans cet article, nous revenons sur ce projet pour faire un bilan rapide et en examiner les retombées de la politique de gestion de l’eau adoptée à la libéralisation de l’économie tunisienne, excellente illustration de l’effet de l’orientation vers les marchés étrangers sur les petits et les moyens agriculteurs. Nous nous interrogerons également sur la pertinence de la politique d’encouragement du secteur agrumicole et de l’exportation des agrumes, au regard de l’eau virtuelle que cela représente et de l’impact sur la situation socioéconomique des paysans de la région et du nord de façon générale.
Le château d’eau de la Tunisie
Tous les rapports institutionnels s’accordent à dire que la situation hydrique de la Tunisie est alarmante. Le niveau de stress hydrique a été atteint en 1994 avec des ressources disponibles de 532m3/an/ha, il baissera selon les prévisions à 360 m3 en 2030 et à 150 en 2050[3]. Un potentiel hydrique bien modeste dont le quart provient des nappes fossiles non renouvelables, les ressources renouvelables, quant-à-elles, s’amoindrissent sous l’effet du changement climatique[4]. La qualité de l’eau aussi se détériore avec des taux de salinités élevés et diverses contaminations dues aux activités industrielles et à l’usage des pesticides et des engrais chimiques en agriculture.
Les ressources en eau sont par ailleurs réparties de façon fortement inégale sur le territoire. Le Nord bénéficie d’une pluviométrie pouvant dépasser les 400mm, à mesure que l’on se dirige vers le Sud, la pluie se fait rare. Plus du tiers du pays reçoit moins de 100mm par an. D’autre part, du fait du fort rayonnement, de la température élevée et des vents secs, le taux d’évaporation est très important et accentue la pénurie. En réalité, seul l’extrême nord du pays (3% du territoire) présente un bilan hydrique excédentaire, il constitue de ce fait le « château d’eau » de la Tunisie. Le reste du territoire souffre d’un déficit hydrique qui augmente plus on va vers le sud[5].
Les bassins de Mejerda, du Cap Bon et de Méliane fournissent une moyenne1230 Mm3/an, soit 46 % du potentiel total en eau de surface.[6]Il est donc vital pour la Tunisie d’optimiser la collecte, la gestion et la consommation de l’eau sur tout le territoire, mais particulièrement les eaux pluviales du nord qui peuvent contribuer à combler une partie du déficit hydrique du reste du pays. L’enjeu est donc pour la Tunisie d’augmenter la capacité de collecte et de stockage et de transférer l’excédent vers les régions souffrant du manque d’eau. L’affectation de cette ressource précieuse devrait se faire de façon à permettre des retombées socioéconomiques positives sur la population et en particulier sur le secteur agricole, premier consommateur d’eau dans le pays, et, par conséquent la paysannerie, première à être affectée par la pénurie.
Le projet des eaux du nord, le détournement des ressources hydriques
Afin de capter les eaux pluviales du Nord, la Tunisie a mis en place un plan directeur des eaux en 1975. Dès 1977, elle a sollicité l’aide de la Banque Mondiale pour l’étude et la réalisation du « Projet Intégré de Sidi Salem ». Il s’agit, selon le rapport[7] de la BM d’un ouvrage constitué de cinq lots :
- La réalisation d’un barrage avec un réservoir de 550Mm3 de capacité / 84.525 USD
- Une centrale hydroélectrique de 25MW
- Un canal d’interconnexion de 126Km de long pour transférer l’eau vers Tunis et le Cap Bon
- Les réseaux d’irrigation, de drainage et de routes et autres aménagements nécessaires pour desservir deux sous-projets distincts : Testour/Medjez et Bab (5.200ha) et Cap Bon (5.400ha)
- Les travaux de de remise en état des plantations d’agrumes de la zone du Cap Bon et la construction d’un réseau tertiaire souterrain de distribution pour 935ha pour compléter le réseau d’irrigation.
Les eaux du nord ont donc pour destination Tunis et le Cap Bon. Le rapport précise que l’eau sera utilisée pour irriguer quelques 10.000 ha dans les zones de Testour/Medjez el Bab et du Cap Bon, éviter le déclin des 6.000 ha de vergers d’agrumes au Cap Bon, d’améliorer la production agricole sur environ 32.800 ha, alimenter en eau douce l’industrie se trouvant sur la côte de Tunis jusqu’à Sousse, endiguer les éventuelles crue de la vallée de la Mejerda et enfin, produire de l’électricité.
Le choix politique est donc très clair, il faut sauver les vergers d’agrumes, renforcer la culture maraichère et primeur dans la vallée de la Mejerda et secourir l’industrie et le Tourisme de la côte. Il n’est donc aucunement question d’orienter l’eau vers les régions du centre et du sud afin de limiter le déficit hydrique là où il est le plus grave, ni d’économiser l’eau de pluie pour les régions intérieures et de privilégier le dessalement de l’eau de mer sur la côte. Les objectifs du projet sont d’ailleurs explicites :
« Le projet, du fait de sa nature intégrée, donnera naissance à plusieurs types d’avantages tout à fait différents, principalement agricoles. Ceux-ci résulteront en partie de l’équipement de nouveaux périmètres irrigués (Testour/Mdjez El Bab et Cap Bon) ; mais le projet apportera aussi la certitude d’une fourniture régulière d’eau pour l’irrigation en été qui permettra de réaliser le système de cultures intensives prévu dans la basse valée de la Medjerda sans courir le risque de sérieuses pénuries pendant les années de sécheresse. L’accroissement de production qui en résultera améliorerait la situation de l’emploi des familles et des ouvriers agricoles. Il s’ensuivra une augmentation en volume et une plus grande régularité dans la fourniture des agrumes et des primeurs en fruits et légumes, en particulier pour l’exportation. Ceci, ajouté à la diminution des importations de betteraves sucrières, de graines oléagineuses et de produits laitiers, permettra à la Tunisie d’équilibrer ses exportations et ses importations agricoles aussi bien pendant les années de faibles précipitations que pendant les années où les conditions climatiques sont favorables. »
En effet, tel que le révèle cet extrait du rapport de la BM, ce choix s’explique par une politique orientée vers l’exportation et non vers la satisfaction du marché local en priorité. L’appui apporté aux plantations d’agrumes constitue un investissement bien important pour un Etat qui s’endette pour le réaliser. Cette priorité donnée aux agrumes a eu pour effet d’encourager les agriculteurs à remplacer leurs cultures ancestrales par des oranges, des maltaise de Tunisie plus précisément, celles destinée à l’exportation. D’autres mesures ont contribué à encourager la plantation d’agrumes, tels que les crédits offerts aux agriculteurs, les incitations et les subventions.
Le complexe hydrique a ensuite été renforcé par plusieurs barrages, lacs artificiels, connexions, il s’est également étendu le long de la côte pour atteindre la ville de Sfax, deuxième pôle économique du pays. Dans le système hydrique tunisien, il s’agit aujourd’hui du « principal axe de transfert […] qui relie les barrages de la Medjerda, de l’Ichkeul, et de l’extrême Nord au Grand Tunis, le Cap Bon et le littoral oriental du pays. Ce transfert sert pour satisfaire la demande croissante en eau potable et d’irrigation et pour améliorer la qualité de l’eau chargée en sel des barrages de la Medjerda (entre 3 -4g/l) et ce en la recoupant avec l’eau à plus faible salinité des barrages de l’Ichkeul et l’extrême Nord (1g/l ). Ce complexe hydraulique géré par la société étatique SECADENORD, s’étend sur 120 Km et couvre en partie, en plus des besoins en eau du Grand Tunis, ceux de Sousse, Monastir, Mahdia et Sfax par les adductions de la SONEDE[8] ».
Les eaux du nord sont donc aujourd’hui orientées vers les grandes villes du littoral, celles situées dans les zones les moins arides et les plus développées. Il s’agit aussi des villes les plus peuplées, compte-tenu du flux d’immigration continu du monde rural qui s’appauvrit vers les agglomérations urbaines.
L’effort de mobilisation des eaux de surface a permis de faire face aux besoins de l’irrigation et en eau potable du nord et de la côte jusqu’au début des années 2000, cela même durant les années déficitaires[9]. Mais cet équilibre est aujourd’hui rompu sous l’effet de la récurrence des épisodes de sécheresse et l’augmentation de la demande. Le vieillissement des ouvrages réduit considérablement la capacité de rétention d’eau et occasionne des déperditions très importantes. A titre d’exemple, le barrage de Sidi Salem est envasé à 25%, celui de Mellague à 51%, en moyenne d’envasement des barrages du nord atteint 18,6%[10].
La pénurie est aujourd’hui effective au nord comme au sud. Unarrêté du ministère de l’agriculture interdit depuis 2016 aux agriculteurs d’irriguer la culture maraîchère dans la vallée de Mejerda, le Cap Bon et les autres régions agricoles du nord (Mannouba, Ariana…), seule l’arboriculture échappe à l’interdiction. Les agrumes sont prioritaires encore une fois….
Les agrumes, un bon plan pour la Tunisie ?
Beaucoup d’efforts sont dépensés pour développer l’infrastructure hydrique tunisienne et mettre à niveau les techniques d’irrigation. Mais la destination de l’eau n’est pas interrogée. Or, la carte agricole contribue grandement dans l’optimisation de la consommation en eau, dans les conditions de stress hydrique et de déficit alimentaire, le choix des produits à encourager ou à limiter est déterminant. Faut-il continuer à produire des agrumes au Cap Bon ?
Surproduction et marchés
Comme nous l’avons précisé plu haut, 50% environ de la surface irriguée du Cap Bon est consacrée aux agrumes. Depuis 2016, seules ces plantations sont irriguées, la culture maraîchère est à l’arrêt. Malgré la pénurie d’eau, le volume de production d’agrumes continue à augmenter d’année en année. Il a atteint 560 000 tonnes en 2017. Pourtant, une part minime réussi à s’exporter à l’étranger tel que nous l’indique le graphique suivant[11] :
Evolution de la production et de l’exportation des agrumes tunisiennes[12].
Alors que les volumes exportés sont restés relativement stables en dix ans, la production a évolué de 55%, en 2016, le taux d’exportation a difficilement atteint les 5%. Ce chiffre est dérisoire en comparaison avec l’effort déployé pour maintenir la compétitivité de la Maltaise de Tunisie sur le marché international. Nous sommes loin de l’objectif de 50 000 tonnes/an en 2001 que la stratégie de développement de 1991 s’était donnée[13]. En réalité, le volume d’exportation n’a jamais atteint les 30 000 tonnes et il continue à baisser (14 346 tonnes en 2018). La Tunisie se place au 46ème rang sur le marché international, avec 0,1% de part de marché.
Au niveau du marché local, l’explosion de l’offre provoque la chute des prix, notamment pour la variété maltaise de Tunisie (-33% entre 2016 et 2017), alors même que les coûts d’exploitation ne cessent d’augmenter du fait de la hausse des prix des intrants importés et de l’électricité. Les petits et les moyens producteurs d’agrumes n’y trouvent plus leurs comptes et regrettent amèrement la dépendance à ce produit. En interrogeant les paysans sur la perspective de leur activité, plusieurs déclarent vouloir diversifier leur production et revenir à la culture maraichère afin de disposer de plusieurs rentées d’argent au cours de l’année, mais l’interdiction d’irrigation qui a frappé leurs exploitations ne leur laisse pas le choix.
Nous pourrions imaginer que cette faiblesse au niveau des volumes d’exportation est compensée par un prix avantageux sur le marché international, qui pourraient justifier les sacrifices des paysans utilisés par les pouvoirs publics pour rétablir la balance commerciale agricole, mais les deux graphiques au-dessous permettent de comparer les principaux produits agricoles exportés par la Tunisie en termes de volumes et de valeur. Si pour les dattes, les produits de la mer et l’huile d’olive la valeur ajoutée est conséquente, celle des agrumes est bien faible. Et pour cause, les oranges tunisiennes se vendent à 561 dollars US/tonne contre 960 dollars US/tonne pour l’Espagne et 596 dollars US/tonne pour le Maroc[14].
En résumé, la production d’agrumes longtemps encouragée et priorisée, aujourd’hui monopolisant la moitié des terres irriguée du Cap Bon et s’accaparant depuis trois ans la totalité de l’eau d’irrigation provenant des eaux du nord, est bradée sur les marchés internationaux aux prix les plus bas et ne détient que 0,1% de la part du marché. L’exportation d’agrumes a rapporté à la Tunisie 21 millions de dollars en 2017[15], la même année, la valeur des produits alimentaires importés a atteint 1,3 milliards de dollars. Le déficit de la balance commerciale alimentaire est de 886,2 millions de dinars, soit 8,8% du total du déficit de la balance commerciale[16].
L’eau virtuelle dans les agrumes
Le concept d’eauvirtuelle a été développé par le géographe anglais Jhon Anthony Allan dans le but de rendre visible les flux d’eau transférés d’une région à l’autre contenus dans les produits échangés, notamment les produits agricoles. Nous n’allons pas ici nous étaler sur les différentes définitions et méthodes de quantification de l’eau virtuelle, mais il nous parait important de faire appel à cette notion afin de compléter le schéma de gestion des eaux du nord en Tunisie et visualiser les volumes de production et l’exportation d’agrumes sous l’angle de leur coût en eau.
Selon le site waterfoodprint.org, l’empreinte hydrique d’une orange est de 80 litres, c’est-à-dire qu’il faut en moyenne 560 litres d’eau pour produire un kilogramme d’oranges. En 2017, la production de la Tunisie a atteint 560 milles tonnes, elle a donc nécessité approximativement 313,6 Millions de m3 d’eau. La même année, le secrétaire d’Etat chargé des ressources hydrauliques déclarait[17]« le stock des barrages est estimé à 944 millions de m3 contre un stock moyen de 1.400 millions de m3 pour les 3 dernières années, […] Le stock actuel du barrage de Sidi Salem, le plus important barrage en Tunisie, est de 195 millions de m3 et son taux de remplissage n’est que de 36%. Ce barrage a enregistré des apports de 137 millions de m3 cette année, alors que la moyenne annuelle est de 625 millions de m3. ».
La mise en rapport de la quantité d’eau nécessaire pour produire des agrumes avec les volumes d’eau de surface que la Tunisie parvient à mobiliser met en évidence le colossal « investissement hydrique » en ce produit pourtant peu rentable pour les agriculteurs comme pour l’Etat, peu employeur en comparaison avec d’autres produits agricoles, coûteux à stocker et à transformer et, surtout, auxiliaire dans le régime alimentaire tunisien et manifestement surproduit.
De plus, dans une conjoncture marquée par un déficit grave de la balance alimentaire, ces chiffres prennent un sens encore plus inquiétant. Le tiers de l’eau captée en moyenne par le barrage de Sidi Salem est utilisée pour irriguer quasi-exclusivement les vergers d’agrumes pendant que les volumes des produits agricoles importés (céréales, viandes…) augmentent et que leurs valeurs s’envolent. La campagne agricole de 2017 a permis l’exportation de 26 000 tonnes d’agrumes, soit l’équivalent de 14,560 Millions de m3d’ « eau virtuelle » sans parvenir à en améliorer le taux de couverture.
Dans un document de travail de l’Observatoire National de l’Agriculture daté d’avril 2015, on lit la conclusion suivante : « Au cours des huit dernières années, le déficit de la balance alimentaire n’a cessé d’augmenter au point d’atteindre (-1380.5MD) en 2014 contre (-425.4MD) en 2007. […]. Ces indicateurs nous conduisent à des réflexions plus approfondies sur les orientations futures pour garantir une sécurité alimentaire dans une perspective durable.[…] En effet, la conjoncture internationale actuelle se caractérise par l’émergence d’enjeux importants, relatifs à l’instabilité des marchés internationaux notamment pour les céréales et les huiles végétales, où les importations représentent une part importante de la consommation. […] In fine, les variations enregistrées au niveau de l’évolution de la balance commerciale mettent en relief le phénomène de dépendance des marchés internationaux qui fait l’objet d’une source de préoccupation, eu égard à son impact sur les finances publiques. ».
En 2013, la Tunisie a exporté l’équivalent de 1 397,704 Mm3 d’eau virtuelle, elle en a importé 6 141,154 Mm3 sous forme de blé dur et tendre, orge, maïs et pomme de terre[18]. Cela nous permet de percevoir la marge dont dispose le pays pour gérer l’eau de façon à préserver sa souveraineté alimentaire et limiter la dépendance aux marchés internationaux. Car plus une ressource est rare, plus elle devrait être employée avec parcimonie et surtout, utilisée en priorité pour améliorer les conditions socioéconomiques de la population locale, ce qui n’est pas le cas de la Tunisie.
Entre temps sur le marché local des denrées alimentaires, l’interdiction d’irrigation des produits maraîchers a réduit l’offre et eu une incidence directe sur les prix des légumes tel que l’indique le tableau suivant :
Nov. 2016(prix en dinar) | Nov. 2017(prix en dinar) | Augmentation | |
Piment fort | 1,435 | 1,800 | 25% |
Piment doux | 1,740 | 2,075 | 19% |
Tomate | 0,700 | 2,640 | 277% |
Pomme de terre | 0,850 | 1,450 | 71% |
Oignon | 0,600 | 1,595 | 166% |
Avec le prolongement de l’interdiction d’irriguer à la campagne 2017-2018, les prix ont continué à grimper (entre janvier 2017 et Janvier 2018 : tomate (+ 9,7%), pomme de terre (+ 53 ,10 %), piment fort (+ 44 ,58 %), l’oignon sec (+ 45,33 %)[19].). Le citoyen tunisien subit actuellement une inflation de 7,7% que l’Institut National de la statistique explique « essentiellement par la hausse des prix de l’alimentation de 9,3% et du transport de 9,6% [20]».
Les choix opérés dans les années 70 et fondé sur la théorie des avantages comparatifs se révèlent aujourd’hui catastrophiques en matière d’accès des tunisiens à une alimentation saine à prix abordables.
Conclusion
Le complexe hydrique des eaux nord est une infrastructure imposante qui permet de collecter une bonne partie des eaux de surfaces de la seule région qui présente un bilan hydrique excédentaire en Tunisie. Cet ensemble complexe et vieillissant a permis jusque-là d’alimenter la côte en eau douce pour la consommation des ménages, de l’agriculture, de l’industrie et du tourisme. Il constitue un outil incontournable du modèle de développement tunisien sur les quarante dernières années, modèle qui a prouvé sa défaillance et provoqué (entre autres effets négatifs) un déséquilibre régional important, une dépendance aux marchés internationaux, un taux de chômage très élevé, une précarisation de la condition paysanne et une hausse des prix des denrées alimentaires.
Les avantages promis par la BM dans son rapport de présentation sont loin d’être accomplis :
- La fourniture régulière d’eau pour l’irrigation et les ménages n’est pas effective, seuls les périmètres plantés d’arbres fruitiers accèdent à l’eau que ce soit dans la vallée de la Mejerda ou au Cap Bon, et les coupures d’eau de plus en plus fréquentes sont devenues des sources de troubles sociaux, notamment dans les régions productrices d’eau.
- Avec la disparition de l’agriculture vivrière et la dépendance totale aux agrumes, les petites et les moyennes exploitations ont perdu leur rentabilité. Les coûts de production ont fortement augmenté pendant que les prix de vente sur les marchés locaux et internationaux ont stagné.
- Pour se placer sur la marché international, la Tunisie a pratiqué des prix très compétitifs au dépend des agriculteurs, sans pour autant parvenir à augmenter sa part de marché. Les recettes générées par l’exportation d’agrumes est négligeable en comparaison avec d’autres produits, et surtout en comparaison avec l’investissement en eau.
- L’incidence de ce projet sur la balance commerciale alimentaire est négligeable, il a même accentué le déficit en orientant l’eau vers un produit non rentable.
- Sur le plan de la maitrise des crues et de la lutte contre les inondations, le complexe hydrique a déjà démontré son inefficacité à plusieurs reprises (2000, 2003, 2007, 2011)
Selon les prévisions, le climat tunisien ira en s’asséchant et connaîtra progressivement des intempéries et des sécheresses de plus en plus graves. Les pouvoirs publics semblent conscients de cette perspective car divers études et rapportsinstitutionnels en font état, mais ces risques ne sont visiblement pas pris en charge dans les politiques publiques de gestion de l’eau. Si beaucoup d’efforts sont déployés pour augmenter la capacité de collecte et de stockage des eaux pluviales, leur destination ne semble pas être remise en question. Les eaux du nord continueront à alimenter les zones côtières et à irriguer les agrumes en dépit de l’inefficacité de ce choix de développement.
L’impact de la politique d’encouragement à l’exportation sur les finances publiques, sur les petits et les moyens agriculteurs et sur le consommateur est également désastreux. Il est aujourd’hui urgent de revenir à une agriculture diversifiée et destinée au marché local, de revoir l’ensemble de la carte agricole, de repenser la répartition des eaux collectées et de mettre à jour les modes de production de telle sorte à ce l’agriculture retrouve son rôle premier, nourrir la population. Or, aucun dispositif de transition n’a été conçu pour réduire la production d’agrumes, orienter l’eau vers les produits de première consommation ou adapter l’agriculture tunisienne au changement climatique qui va l’affecter inéluctablement.
De plus, les populations des régions de productrices d’eau commencent à remettre en question ces transferts décidés par la puissance publique unilatéralement[21], la question inquiète l’Institut des Etudes Stratégiques qui souligne dans son rapport sur l’eau à perspective de 2050 que “Le code des eaux n’évoque pas de dispositions particulières pour la gestion du phénomène de la sécheresse. Or, les perspectives d’insuffisances structurelles ou conjoncturelles nécessitent le développement de stratégies de prévention et de mesures d’interventions. Elles nécessitent aussi la mise au point de mécanismes d’arbitrage et de règlement des conflits pour concilier les usages et conserver la valeur socio-économique de la ressource”[22]. Le risque de voir des conflits liés à l’eau éclater est élevé.
De tels projets, financés par les institutions financières internationales et répondant à la logique du libre-échange, jouent un rôle central dans l’assignation de l’économie sur le long terme à un modèle de développement en particulier. Le projet des Eaux du Nord a été suivi par d’autres, tous allants dans la même logique de transférer les eaux du nord vers la côte et encourager les produits exportables. La Banque Mondiale a eu une contribution importante dans chacun d’eux (Voir article Le goutte-à-goutte, un robinet qui fuit ?).
Ce n’est pas fini
Le projet des Eaux du Nord a été lancé en 1977. Deux ans avant, le lanceur d’alerte Henri Pézerat avait fait éclater le scandale de l’amiante en France en guerre ouverte entre les scientifiques et les médecins d’une part, et les lobbies du secteur du bâtiment et les détenteurs du brevet de l’autre. L’année de lancement du projet tunisien, des mesures commençaient à être prises en France contre l’amiante car des preuves irréfutables inculpaient le procédé d’être une menace à la santé publique. Pourtant, un discret passage du rapport de la Banque Modiale sur le projet indique que « un réseau de distribution enterré sera composé de conduites de béton armé de 350 à 800 mm de diamètre et de petites conduites en amiante ciment de 150 à 300 mm de diamètre.[23] ».
Dans « les projets d’investissement dans le secteur de l’eau », PISEAU I et PISEAU II[24], réalisés entre 2002 et 2011, tous deux financés par la Banque Mondiale et l’Agence Française de Développement et d’autres bailleurs, beaucoup d’attention, de dette et d’assistance technique ont été accordées pour le désamiantage comme nous l’indique ce rapport du conseil d’administration de l’AFD daté de 2008 :
Compte tenu de ce qui précède et dans le cadre de l’harmonisation des procédures mise en œuvre pour ce programme, les trois Bailleurs de Fonds [BM, AFD, BAD] ont décidé de s’aligner sur la réglementation tunisienne en matière d’évaluation environnementale et sociale, laquelle correspond aux normes admises au niveau international. Ainsi un Document – Cadre pour la mise en œuvre de mesures de Protection Environnementale et Sociale (DCPES) a été préparé par la partie tunisienne, soumis à une consultation publique et adopté par les Bailleurs de Fonds. Le DCPES contient tous les éléments requis par le Plan de gestion environnementale et sociale (PGES) et il intègre la sortie de l’usage de l’amiante-ciment en Tunisie[25]. »
Trente ans après l’année 1977, la Tunisie s’engage dans le désamiantage des conduites des Eaux du Nord en s’endettant auprès des mêmes bailleurs et en faisant appel, encore une fois, à leur assistance technique. Les pays qui avaient développé et commercialisé le procédé de amiante-ciment, avaient entre-temps développé les techniques de désamiantage.
Mais le plus intéressant, c’est que dans le cadre du même projet PISEAU II, des travaux de désamiantage et de pose de nouvelles conduites en ciment-amiante ont été réalisés quasi-simultanément, tel qu’en témoigne cet extrait d’un document fort instructif du ministère de l’agriculture et des ressources hydriques sur les dangers de l’amiante :
« L’utilisation de l’amiante dans le projet PISEAU II se concentre autour des conduites en amiante–ciment dans les périmètres irrigués par les eaux conventionnelles / géothermales […]Cette permission est accordée à conditions d’appliquer des mesures spécifiques qui réduisent les impacts sur l’environnement et sur la santé humaine.[26] ».
Des canaux d’irrigation en ciment-amiante ont été posés dans les gouvernorats de Mahdia de Tozeur et de Gabès. Le rapport d’évaluation de PISEAU II réalisé en 2014, fait état de la non-confirmité des pratiques aux conditions d’utilisation, de l’absence de précautions, de mauvaises manipulation des conduites d’amiante, de rejets des déchets d’amiante-ciment dans la nature et d’autres dépassements…
par: Le Groupe de Travail pour la Souveraineté Alimentaire
[1]Agence de Promotion de l’Investissement Agricole, (présentation du secteur sur le site à l’intention des investisseurs agricoles).
[2]Institut National des Statistiques.
[3]La problématique de l’eau, Institut National des Etudes Stratégiques.
[4]Les ressources en eau de la Tunisie : contraintes du climat et pression anthropique, Habib Ben Boubaker, ZeinebBenzarti et Latifa HéniadansEau et Environnement, Tunisie et Milieux méditerranéens, Paul Arnould et Micheline Hotyat (dir.), ENS Editions, 2003. Disponible sur OpenEdition Books depuis janvier 2014.
[5]Idem.
[6]La réutilisation des eaux usées en Tunisie, Institut Allemand de développement, Susanne Neubertet SihemBenabdallah, 2003.
[7]Document de la Banque Mondiale, Tunisie, Projet Intégré de Sidi Salem, Rapport N°1215-TUN, mai 1977. Département des projets, Bureau régional Europe, Moyen-Orient et Afrique du Nord.
[8]Système hydraulique de la Tunisie à l’horizon 2030, Institut National des Etudes Stratégiques, janvier 2014.
[9]Système Euro-Méditerranéen de l’information sur les savoir – faire dans le Domaine de l’Eau : SEMIDE.
[10]Système hydraulique de la Tunisie à l’horizon 2030, Institut National des Etudes Stratégiques, janvier 2014.
[11]Un regard sur le marché mondial et tunisien des agrumes, Note de veille de l’Observatoire National de l’Agriculture, 2018.
[12] Idem.
[13]Etude de la compétitivité du sous-secteur agrumicole en Tunisie, S. Zekri et A. Laajimi, Le futur des échanges agroalimentaire méditerranéens, les enjeux de la mondialisation et les défis de la compétitivité, Zaragosa, CIHEAM, 2001, Cahiers Options Méditerranéennes N°57.
[14]Un regard sur le marché mondial et tunisien des agrumes, Note de veille de l’Observatoire National de l’Agriculture, 2018.
[15] Institut National de la Statistique
[16]Déclaration du secrétaire d’Etat chargé des ressources hydrauliques Abdallah Rabhi, 6 juin 2017.
[17]Idem.
[18]Eau Virtuelle et Sécurité Alimentaire en Tunisie : du Constat à l’Appui au Développement (EVSAT-CAD), A. Benalaya, A. Souissi, T. Stambouli, L. ALbouchi, A. Chebil, A. Frija, Ecole Supérieure d’Agriculture de Mogren et Centre de Recherche pour le Développement International.
[19] Chiffres du Marché de gros de Bir el Kassaa
[20]Institut National de la Statistique
[21]Stratégie Nationale sur le Changement Climatique, République Tunisienne – Ministère de l’environnement et la coopération allemande au développement GIZ, octobre 2012.
[22]Eau 2050, Institut National des Etudes Stratégiques, 2017.
[23] Document de la Banque Mondiale, Tunisie, Projet Intégré de Sidi Salem, Rapport N°1215-TUN, mai 1977. Département des projets, Bureau régional Europe, Moyen-Orient et Afrique du Nord.
[24]Agence Française de Développement, Conseil d’Administration du 18 décembre 2008, République de Tunisie, Programme d’Investissement Sectoriel.
[25]Agence Française de Développement, Conseil d’Administration du 18 décembre 2008, République de Tunisie, Programme d’Investissement Sectoriel Eau.
[26]Formation-sensibilisation en évaluation environnementale et sociale, L’utilisation des conduites d’irrigation en amiante-ciment, Ministère de l’environnement et du développement durable, direction générale de l’environnement et de la qualité de vie, mars 2015.